Phase IV où la quintessence du cinéma dingue des années 70, par Saul Bass, génie absolu de graphisme. Cette sombre dystopie géométrique est à ranger du côté des standards ésotériques que sont 2001 : L’odyssée de l’espace et Jonathan Livingston le goéland. Immanquable.
Synopsis : Ernest Hubbs, un biologiste anglais, observe un dérèglement du comportement des fourmis dans une vallée de l’Arizona. Des espèces autrefois en conflit se mettent à communiquer entre elles, tandis que leurs prédateurs habituels disparaissent de façon inquiétante. Le professeur recrute le scientifique J.R. Lesko, spécialiste du langage, pour étudier ce curieux phénomène. Ce qu’ils vont bientôt observer sur place dépasse l’entendement…
Un film culte injustement oublié
Critique : Film culte dans les années 80, où il fut repris en France, un an après sa sortie originale de 1975, Phase IV est progressivement tombé dans l’oubli. La mort, en 1996, à l’âge de 75 ans, de son cinéaste, le graphiste et visionnaire Saul Bass, dont ce fut l’unique long métrage, n’a pas aidé. Le génie du visuel alambiqué, maître des génériques élaborés, et des pensums arty et épurés, n’a pas eu l’occasion de faire vivre son œuvre à l’ère du DVD et de l’internet, privant plusieurs générations de cinéphiles de son regard unique. Ainsi Phase IV est resté cantonné au répertoire caché de la Paramount, peu intéressée par l’exploitation de films de catalogue aussi peu commerciaux, d’autant que cette attaque de fourmis extraterrestres avait essuyé un lourd échec en salle, avec une sortie décalée en fonction des villes, New York et Los Angeles devant attendre pour découvrir les insectes venus d’ailleurs. Dans le monde, si l’on écarte les bons chiffres français (voire plus bas notre section box-office), les territoires qui ont ouvert leur marché à Phase IV n’ont pas été légion non plus.
Phase IV est un sommet de la science fiction des années 70
En 2017, le distributeur Swashbuckler essaie de ressortir cette étrangeté sur le sol français, mais la communication ne prend pas – pourtant l’affiche était superbe et davantage dans le ton bizarre du film. Heureusement, en 2020, Carlotta, pour les 45 ans de ce classique maudit, reprend les choses en main avec une sortie DVD, Blu-ray et surtout un Ultra Collector qui s’accompagne d’un ouvrage complet, de 200 pages, qui relate toute l’histoire de cette œuvre au montage cabossé. Cette canonisation par la HD arrive à point. Phase IV, dans la version ambitionnée par Saul Bass, n’est pas loin de représenter l’un sommets de la science-fiction dystopique des années 70, au même titre que des classiques comme Soleil vert de Richard Fleischer ou Le mystère Andromède de Robert Wise, dont il partage le pessimisme. Son discours est d’autant plus précieux que ses préoccupations sont toujours actuelles.
© 1973 Paramount Pictures Corp, PBR Productions, Inc. All Rights Reserved / © 2020 Paramount Pictures. All Rights Reserved
Un montage cinéma controversé
Evidemment, dans la forme et le fond, on se doit d’ériger un parallèle évident avec 2001 : L’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Les correspondances avec le classique du space opera sont nombreuses : un discours métaphysique, une place importante laissée à l’abstraction, des séquences sans dialogue où la finesse de réalisation relève de l’art pur, des idées de cinéma communes (les totems dans le désert érigés par les fourmis de Phase IV en sont l’évidence), et une fin totalement psychédélique qui effraiera la Paramount. Mais la major n’a pas eu l’audace de Warner dans les années 60 et profitant du manque de pouvoir du cinéaste sur son œuvre, décida dans un ultime rebondissement -le film est resté pendant près d’un an en post-production pour trouver le montage adéquat -, de se débarrasser de toute la séquence finale. Celle-ci hallucinante figure heureusement en bonus sur le DVD contemporain et se doit d’être découverte avec curiosité. Constituée de stock-shots avant-gardistes, de moments intenses expérimentaux et surréalistes, elle donne tout son sens à l’auteur, qui sera très en colère en découvrant le fameux visuel apocalyptique de Gil Cohen, qui fut commandé par le studio, pour servir d’affiche aux USA comme en France, réduisant la guerre entre les hommes et les insectes à un contresens total. La “phase IV” n’est pas celle d’une vengeance de la nature sur l’homme par des fourmis géantes. Saul Bass n’avait pas les velléités de série B de Des monstres attaquent la ville (alias Them, en VO, 1954) de Gordon Douglas, ou de série Z comme L’empire des fourmis géantes de Bert Gordon (1977). Le maître de la pensée articulée par le graphisme envisageait son film comme une œuvre de sens, au contenu cérébral, qui renvoie davantage au documentaire animalier salué à Cannes en 1971 et oscarisé en 1972, Des insectes et des hommes de Walon Green et Ed Spiegel. La filiation avec le documentaire qui démontrait la supériorité des insectes sur l’homme, puisque les invertébrés y étaient décrits de façon effrayante comme ceux qui allaient succéder au règne de l’homme, entrait dans une convergence philosophique avec son époque sur la défaite de l’homme sur la nature.
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Une œuvre brillante
Malgré des moyens étriqués (Phase IV n’a coûté qu’approximativement un million de dollars), Saul Bass impose une bataille de l’esprit dans un huis clos désertique où les inserts animaliers prennent le dessus sur l’humain. L’armée de petites créatures à six pattes est filmée avec maestria, dans des décors et une proximité qui épatent la rétine. La mise en scène de l’attaque de la mante religieuse est indéniablement un bon résumé de toute la tension suscitée avec d’aussi petits acteurs amateurs. La musique électronique de Brian Gascoigne, totalement plombante, à mi-chemin entre les partitions dépressives de Tangerine Dream et la bande originale glauque de Videodrome de Howard Shore, réalisé sept ans plus tard par Cronenberg, donne le ton de cette œuvre insaisissable et passionnante, qui se range aisément parmi les spectacles fous des années 70, dans son nihilisme, sa folie, son abstraction, et son refus d’abdiquer face aux conventions d’un cinéma marchand.
Si le montage définitif avait été intégré en qualité de “director’s cut” posthume, il n’aurait pas été impossible d’évoquer ce film en termes de chef-d’œuvre. En attendant, n’hésitez pas à vous ruer sur le blu-ray. Les suppléments convoquent d’autres bijoux, de formidables courts métrages du réalisateur. On y revient un peu plus bas…
Le cinéma dingue des années 70
Sorties de la semaine du 1er octobre 1975
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© 1973 Paramount Pictures Corp, PBR Productions, Inc. All Rights Reserved / © 2020 Paramount Pictures. All Rights Reserved – Affiche : Gil Cohen
LES COFFRETS ULTRA COLLECTOR DE CARLOTTA
Le test blu-ray
DVD simple, blu-ray, ou combo DVD et blu-ray à l’occasion de la 15e édition Ultra Collector de Carlotta, le choix est donné. Nous effectuerons ici le test de l’Ultra Collector définitif. L’objet porte la rigueur de la marque et s’avère être l’un des plus valeureux de l’éditeur, avec une armée de suppléments passionnants et un ouvrage unique qui fait le tour sur le film.
Les suppléments & packaging : 5 /5
A l’instar des autres combos de la collection, l’édition est constituée d’un épais fourreau, d’un design exclusif et ingénieux (ici signé par le graphiste américain Scott Saslow), d’un ouvrage de 200 pages particulièrement dense dans son contenu, avec une genèse fournie en détails (écriture, production, comparaison des différents montages…). Le livre de Frank Lafond révèle à peu près tout sur cette œuvre méconnue. Il sera difficile d’en dire plus après cette lecture.
Au niveau des bonus audiovisuels, on est gavés. Certes, il n’y a qu’une interview sur le film (21 minutes) de Jasper Sharp et Sean Hogan, sur la signification du film, son approche de la science-fiction, de la dystopie et des fourmis. Mais notre attention porte forcément sur les 18 minutes finales du montage voulu par le réalisateur. Il est important de voir ce film accompagné des modifications de montage et de la séquence hallucinée supplémentaire. On se demande encore comment un tel travail a pu passer à la trappe en 1974 aux USA.
Il ne faut pas rechigner à découvrir les six courts métrages mis à disposition sur la galette blu-ray (il n’y en a qu’un seul en DVD). Réalisés par Bass avant et après Phase IV, ils sont tous symptomatiques de l’œuvre incroyable de l’artiste. Au total, ce sont plus de 2 heures de courts (l’un à été oscarisé, un autre récompensé à Venise…).
- Dans Bass on Titles, réalisé peu après l’unique long métrage de l’artiste, en 1977, le graphiste classe ses génériques, et se qualifie à juste titre de réalisateur. Cette interview de 34 minutes aligne quelques-uns de ses plus prestigieux crédits et nous donne l’occasion de revoir ceux de West Side Story, Les Grands espaces, Autopsie d’un meurtre, et Grand Prix.
- Parmi les autres courts, The Solar Film est une commande de Robert Redford diffusée en préambule du Cavalier électrique, sur la puissance de l’énergie solaire. Ingénieux, audacieux, et surtout prophétique.
- Notre préféré reste une adaptation de Ray Bradbury, Quest, qui fut produite par une secte japonaise. Ce court de 30 minutes est un joyau, certes ésotérique, mais qui nous replonge dans la dimension métaphysique de Phase IV, tout en se frottant à la fantasy à la mode dans les années 80. Entre Le seigneur des anneaux, Conan ou Tron, ce vrai petit film se crée son univers, avec ses décors grandioses ou de système D. Une sacrée vision de cinéma. Sa seule présence sur la version blu-ray du coffret justifie l’achat de l’édition blu-ray les yeux fermés.
© 1973 Paramount Pictures Corp, PBR Productions, Inc. All Rights Reserved / © 2020 Paramount Pictures. All Rights Reserved
Image : 4.5 /5
Tout en conservant son joli grain de cinéma d’époque, la copie de Phase IV est solide, voire resplendissante. Elle restaure la luminosité éclatante des séquences diurnes dans le désert, tout en apportant une netteté très appréciable dans les scènes d’intérieur et de nuit. Dans son format 1.85, plus adapté pour la réalisation des plans documentaires de fourmis, on vibre devant tant de beauté.
Cette copie HD est le parfait réceptacle pour une œuvre infiniment visuelle et complexe. Les courts métrages ne bénéficient malheureusement pas d’une telle restauration. La différence est notable, même si les copies choisies sont les meilleures trouvées par l’éditeur.
Scott Saslow (Edition Ultra Collector Carlotta) © 1973 Paramount Pictures Corp, PBR Productions, Inc. All Rights Reserved / © 2020 Paramount Pictures. All Rights Reserved
Son : 3.5/5
Le film est présenté en Mono DTS HD Master Audio sur la galette bleue. La musique bénéficie le plus de la restauration. Les voix se distinguent plutôt bien en version originale qui s’avère plus agréable que la piste française. Reste des bruitages et un environnement sonore pas toujours à la hauteur, mais c’est davantage dû aux conditions d’enregistrement du mono d’époque, qu’au travail de restauration qui s’avère très agréable et toujours pertinent dans ses choix en VOSTF.
Test vidéo : Frédéric Mignard