Manille, dans les griffes des ténèbres – la critique du film (1982)

Drame | 2h05min
Note de la rédaction :
9/10
9

Note des spectateurs :

Chef d’œuvre du cinéma d’auteur philippin, Manille est un film social bouleversant, d’une puissance d’évocation rare. A découvrir pour tout cinéphile qui se respecte.

Synopsis : Julio cherche à retrouver sa fiancée dans les bas-fonds de Manille. Engagé comme ouvrier dans le bâtiment, il ne tarde pas à se prostituer.

Critique : Au cours des années 70, les Philippines sont dominées par le régime de loi martiale du président Marcos qui supprime toute possibilité d’opposition politique. Cela n’a pourtant pas empêché le surgissement d’une jeune génération de cinéastes engagés, dont la figure de proue fut incontestablement Lino Brocka (1939-1991). Ce dernier a commencé sa carrière en 1970 avec un nombre considérable de productions commerciales, très proches de ce qui se faisait alors aux Philippines. Ces films populaires sont pour la plupart dispensables, uniquement réalisés pour un public local peu regardant sur la qualité du produit fini. Par contre, à partir de 1975, le cinéaste commence à s’emparer de thèmes contemporains plus sensibles et développe alors un cinéma d’auteur politisé proprement remarquable.

Financé en totale indépendance par Mike De Léon (également directeur de la photographie), Manille peut être considéré comme la première grande œuvre du réalisateur. Il s’agit de l’adaptation d’un roman d’Edgardo Reyes (1936-2012) qui décrit par le menu l’arrivée dans la ville de Manille d’un pêcheur à la recherche de sa fiancée disparue. S’en suit une descente aux enfers qui passe par toutes les étapes de la corruption d’un être naïf. Récit d’apprentissage particulièrement cruel, le roman est ici sublimé par la réalisation impeccable de Lino Brocka qui ne sacrifie jamais ses personnages sur l’autel de l’efficacité. Ainsi, l’intrigue est bien évidemment parfaitement sordide, mais le cinéaste ne se laisse jamais aller au misérabilisme ou au mélodrame larmoyant.

Copyright 1975 The Film Foundation / The Film Development council of the Philippines. Tous droits réservés.

Conscient de la puissance intrinsèque du récit, Lino Brocka se concentre sur la justesse des relations entre les personnages. Ainsi naissent de beaux moments d’amitié et de complicité au cœur même de l’horreur sociale vécue par les protagonistes. D’abord exploité sur des chantiers de construction où aucune norme de sécurité n’est respectée, le personnage principal trouve là quelques camarades avec qui entretenir de bonnes relations d’entraide. Une fois licencié, le jeune homme passera par la case prostitution masculine. Là encore, le réalisateur ne cherche aucunement à verser dans le trash et le sensationnalisme en suggérant seulement les ébats homosexuels (question de censure sans aucun doute). La force de ce passage vient du fait que le réalisateur (lui-même gay) ne juge aucunement ces comportements. Il décrit même une communauté plutôt accueillante, bien que, là aussi, fondée sur l’exploitation et la corruption. Puis, le film bascule dans une sorte de thriller, la dernière demi-heure faisant d’ailleurs songer à la fin de Taxi Driver de Martin Scorsese. Dès lors, la violence sociale et économique se transforme en violence physique, sorte d’exutoire naturel de toutes les frustrations passées.

De cette description sans fard d’un pays miné par les inégalités sociales – et une présence policière redoutée – il ressort un besoin de changer la donne, de renverser la table qui s’exprime par une unique scène de contestation étudiante sur fond d’Internationale. Le régime libéral (sur le plan économique seulement) du président Marcos n’a finalement fait que renforcer ces inégalités et Manille dénonce donc cette situation avec une force de conviction comme seul le cinéma engagé des années 70 savait le faire. Malheureusement, le film fut un cuisant échec commercial dans son pays d’origine, sans doute à cause d’un réalisme trop insoutenable pour le public local. En France, il a connu une distribution tardive au cours de l’année 1982 dans un circuit restreint, le même mois que la sortie du Pixote d’Hector Babenco auquel on songe d’ailleurs beaucoup durant la projection. Il a fallu attendre l’année 2016 pour que le distributeur et éditeur Carlotta le diffuse en blu-ray dans une édition 4K absolument magnifique.

Critique de Virgile Dumez

Sorties de la semaine du 28 avril 1982

 

Copyright 1975 The Film Foundation / The Film Development council of the Philippines. Tous droits réservés.

Affiche originale (1982) par Yves Prince.

Affichiste : Yves Prince (1982)

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