Grand classique du cinéma social mexicain, Les révoltés d’Alvarado propose des images impressionnantes au cœur d’une intrigue propagandiste typique d’un certain cinéma communiste. Le résultat tutoie à plusieurs reprises le génie d’Eisenstein, ce qui n’est pas un petit compliment.
Synopsis : À Alvarado, le poisson fait cruellement défaut et les pêcheurs se trouvent démunis. Miro doit enterrer son fils qu’il n’a pas pu soigner. Quelques jours plus tard, les poissons abondent par centaines et le travail prospère à nouveau. Miro part en mer avec un groupe d’hommes engagés par Don Anselmo, un notable de mèche avec un politicien local. Mais au retour, le salaire qu’on leur verse est ridicule. Indigné, Miro prend la tête d’un mouvement de contestation. Commence alors la révolte des pêcheurs…
Un projet entièrement conçu par le photographe Paul Strand
Critique : Grand photographe américain, Paul Strand (1890-1976) se fait connaître dès le début des années 1910 par son style qu’il qualifie de « straight photography ». Contrairement à ses confrères qui emploient des manipulations de laboratoire, voire des effets spéciaux, Paul Strand établit les règles modernes d’une photographie sans artifice, faisant seulement appel à l’ingéniosité du cadrage, aux jeux de lumière pour décrire la réalité pure et dure. Alors que sa vie personnelle bat de l’aile, l’artiste choisit de s’exiler au Mexique où il entend servir la révolution sociale en cours. Là, il fait la rencontre décisive du compositeur Carlos Chávez qui lui propose de venir exposer dans son pays, puis de bénéficier d’un plan de cinq ans afin de réaliser des films au Mexique.
C’est dans ce cadre très officiel que nait le projet de Les révoltés d’Alvarado qui est tourné durant neuf mois de l’année 1934. Le script prévoyait de suivre les malheurs des pêcheurs mexicains qui sont exploités par les patrons capitalistes encore bien installés dans le paysage économique national. Certes, le long métrage devait emprunter une voie documentaire en filmant le travail éreintant des pêcheurs, mais il évolue peu à peu vers la propagande lorsqu’il théorise la future révolution des prolétaires face aux bourgeois exploiteurs. Il faut dire que Paul Strand vient tout juste de découvrir les travaux monumentaux effectués par Sergei Eisenstein, notamment sur son récent Que viva Mexico ! (1930) resté inachevé ou encore les chefs d’œuvre documentaires de Robert Flaherty.
Comment Paul Strand se retrouve marginalisé
Dès lors, loin de l’objectivité initialement recherchée, Les révoltés d’Alvarado évolue très rapidement vers le film de propagande d’influence communiste. Dès le début des prises de vues, Paul Strand semble en difficulté avec l’aspect fictionnel du long métrage. Ainsi, on lui octroie un collaborateur venant des Etats-Unis en la personne du débutant Fred Zinnemann (futur cinéaste du Train sifflera trois fois). Malheureusement, les deux créateurs ne s’entendent pas du tout car Paul Strand s’attarde longuement sur le rendu photographique de l’œuvre, tandis que Fred Zinnemann s’emploie à rendre l’ensemble plus dynamique et donc cinématographique.
Pour cela, il est aidé par un assistant mexicain du nom d’Emilio Gómez Muriel qui sera finalement crédité comme coréalisateur avec Fred Zinnemann. Les tensions sont telles sur le tournage que Paul Strand choisira d’abandonner le projet avant sa finalisation, au point d’en perdre le crédit de coréalisateur. Pourtant, ce sont bien ses images magnifiques qui font tout le sel de cette œuvre importante dans l’histoire du cinéma mexicain.
Les révoltés d’Alvarado, un bel objet formel
Effectivement, Les révoltés d’Alvarado sort à une époque de renaissance du cinéma mexicain après une longue période de vaches maigres. Au début des années 30, un ou deux films étaient produits dans le pays, contre une vingtaine par an dès le milieu de la décennie 30. Gros succès lors de sa sortie mexicaine, Les révoltés d’Alvarado a également bénéficié d’une belle carrière aux Etats-Unis. Il faut dire que le film fait preuve d’impressionnantes qualités formelles.
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Outre une photographie noir et blanc magnifique, le long métrage reprend une esthétique proche de celle d’Eisenstein, avec des cadrages audacieux et un montage qui permet de dynamiser la projection. On demeure encore impressionné par tous les plans réalisés à bord des frêles embarcations des pêcheurs, surtout lorsque l’on connaît le poids des caméras de l’époque. Par ailleurs, l’intrigue d’une simplicité cristalline offre de nombreuses émotions au spectateur qui ne peut que prendre fait et cause pour ces miséreux en révolte contre l’ordre établi.
Des acteurs quasiment tous non professionnels
Non seulement le film bénéficie d’une esthétique très travaillée, mais il est aussi sublimé par les compositions musicales de Silvestre Revueltas. En ce qui concerne les comédiens, ils sont intégralement non professionnels, à l’exception du maître des lieux incarné par David Valle González, seul comédien ayant déjà une expérience du cinéma. D’ailleurs, les rapports compliqués de Paul Strand avec ses acteurs peuvent s’expliquer si l’on rappelle le caractère bien trempé du photographe.
Cela transparaît notamment dans un entretien donné par Strand et cité dans le Cinémonde n°472 du 4 novembre 1937 où il déclare ceci à propos de l’unique actrice du film :
D’ailleurs, il faut que je détruise une illusion éventuelle des spectateurs. La femme en question, à mon avis, n’a pas plus de talent qu’un morceau de bois. Nous avions répété de nombreuses fois la scène du cimetière sans parvenir à l’arracher de sa froideur stupide et à son incompréhension totale. Nous devions recommencer le lendemain. J’étais fort inquiet de son expression : elle avait l’air d’avoir tout perdu sur terre. Je me hâtais d’en profiter et j’obtins à l’écran l’image d’une authentique Mater Dolorosa. En réalité, la disciple de Garbo qui était la femme d’un pêcheur d’Alvarado avait été battue à plates coutures par son mari et c’est ce qui lui donnait son allure de martyre. Je n’y étais pour rien, n’est-ce pas… et il n’y avait aucun mal à ce que j’en profite !
A travers ce témoignage, on comprend mieux le caractère rude du photographe et son peu d’empathie envers les pêcheurs qu’il filme. Dans ces conditions, on comprend mieux les renforts nécessaires pour seconder l’artiste. Fred Zinnemann, de son côté, a fait de son mieux pour obtenir de bonnes prestations de la part de l’ensemble du casting. Signalons d’ailleurs que le tournage a été entièrement réalisé sans prise de son et que l’intégralité de l’œuvre a ensuite été postsynchronisée.
Une œuvre majeure, saluée en son temps par les critiques
Tous ces éléments qui démontrent les affres d’un tournage compliqué et étalé sur neuf mois ne doit pas ternir le ressenti du cinéphile qui ne peut que constater la belle réussite d’un long métrage d’une heure où se concentre à la fois toute la détresse humaine, mais aussi les espoirs placés en un monde meilleur grâce à la révolution. Le très bel écho américain a permis au film de s’exporter jusqu’en France où il est sorti le 20 octobre 1937 en exclusivité au cinéma Agriculteurs (situé au 8 rue d’Athènes dans le 9ème arrondissement), comme on peut le constater dans les différents numéros de Cinémonde de cette période.
Certains ont même estimé que le long métrage annonce plusieurs années avant la naissance du néoréalisme, tant il fait penser à La terre tremble (Luchino Visconti, 1948). Toutefois, on peut légitimement douter d’une influence consciente sur les cinéastes italiens puisque Les révoltés d’Alvarado n’a pas été suffisamment diffusé à l’époque pour infuser dans l’imaginaire collectif des années 40.
Redécouvert dans les années 2010 par la World Cinema Fondation de Martin Scorsese, le film a fait l’objet d’une restauration qui demeure imparfaite, avant d’être édité en France dans le magnifique coffret Carlotta consacré à la fondation de Scorsese.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 20 octobre 1937
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Emilio Gómez Muriel, Fred Zinnemann, David Valle González
Mots clés
Cinéma mexicain, Les classiques du cinéma, Le monde paysan au cinéma, Les injustices au cinéma