Les nuits de Cabiria est le troisième plus gros succès de Fellini. Il a la beauté et l’intelligence des chefs-d’œuvre du maître, avec en prime le charme et l’abattage de Giulietta Masina.
Synopsis : Cabiria, une petite prostituée romaine, est une gentille fille, assez naïve malgré son dur métier. En dehors de ses clients, les hommes qu’elle rencontre font montre envers elle d’une grande cruauté. Avec une foi inébranlable, Cabiria ne désespère pas de voir tourner sa chance et persiste à chercher l’amour.
Critique : Cabiria est une prostituée de bas étage dont on suit le cheminement et les déboires durant deux heures. A priori, Les nuits de Cabiria offre tous les éléments du mélodrame : le destin malheureux, la chute sans fin, le pathétique. Mais Fellini, qui vient de tourner Il Bidone, commence à s’écarter du néoréalisme, qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé de dévoyer, et s’avance vers une forme plus lâche en faisant de son film non pas une suite de péripéties, mais de rencontres, peu nombreuses, étirées en des séquences qui imposent un rythme lent, presque vagabond. Chacune d’elles est l’occasion de préciser le personnage de Cabiria ; dès la première scène, dans laquelle son amant la vole avant de la jeter dans le fleuve, elle apparaît comme enjouée et naïve, mais aussi comme une victime (des hommes, de la société, mais le métrage n’a rien d’une étude sociologique). Victime encore lorsqu’elle croise par hasard et suit un acteur connu qui l’emmène chez lui mais finit par la cacher pour passer la nuit avec sa maîtresse. Ces mésaventures nous valent des images mémorables : Cabiria dansant un mambo endiablé ou montant triomphalement un immense escalier qu’elle redescendra honteuse, ou encore la « négociation financière » vue en ombres chinoises.
Première rupture majeure : alors qu’on s’attend à un défilé de clients plus ou moins rosses, elle croise la route d’un bienfaiteur qui fait la charité à des pauvres vivant dans des grottes. Moment lumineux, mais également très sombre puisqu’elle reconnaît une ancienne prostituée tombée dans la misère et qui pourrait préfigurer son avenir.
Ce sont ensuite deux séquences de foule, une procession et un spectacle de magie, qui s’opposent fortement mais déjouent là encore les attentes. Fellini ne se moque pas de la ferveur des croyants, mais il les filme sans grâce, en quémandeurs désespérés. Le pèlerinage est un échec sans appel : aucun des participants ne voit son vœu exaucé. Cabiria, qui demandait à changer de vie, se met en colère quand elle comprend qu’ « on n’a pas changé ». Inversement, dans le spectacle dont elle n’attend rien, elle est hypnotisée et se révèle telle qu’elle est : elle donne son vrai prénom (Maria) et se dévoile ; alors qu’elle ne cesse de crier qu’elle a tout ce qu’il lui faut, la vérité de sa détresse éclate devant un parterre moqueur. Si elle se révèle à nous, cette séquence lui vaut aussi sa dernière rencontre et dernière déception, Oscar (François Périer), qui lui propose de l’épouser avant de s’enfuir avec son argent. Si le film s’arrêtait là, il serait cyclique et singulièrement noir ; mais Fellini a l’intelligence de conclure par une scène magnifique et optimiste. C’est que Cabiria, constamment trompée, dépouillée, avilie, ne cesse de rebondir et de porter sur le monde un regard émerveillé, comme touchée par la grâce. Nulle ironie : dans Les nuits de Cabiria, Fellini filme son épouse avec les yeux d’amoureux captivé par cette énergie positive, cette force intérieure qui peut momentanément faire défaut mais revient, peut-être plus forte.
Illustrateur : Jean Mascii
Pour autant, on ne peut oublier que la vision du monde est particulièrement sombre : les hommes sont trompeurs et lâches, la société cache ses pauvres, et les miracles n’existent pas. Mais les grands yeux de Giulietta Masina, son dynamisme insensé et sa verve montrent qu’il suffit de regarder différemment pour qu’au sein de cette laideur de la beauté apparaisse. Au fond, Cabiria est sans doute une perdante, mais une perdante magnifique que son caractère transcende et qui transmet un message d’espoir émouvant. En ce sens, elle est l’alter ego du cinéaste qui transmue le médiocre et le moche en joyau.
On l’a dit, Fellini choisit des séquences longues. Dans Les nuits de Cabiria, il prend son temps pour observer le magnétiseur ou les liens complexes qui unissent Cabiria et son amie Wanda. Par de multiples détails, il crée un univers cohérent, jouant aussi bien des décors (les terrains vagues alternent avec des lieux surpeuplés, la maison de Cabiria s’oppose au luxe de celle de l’acteur) que des figurants ou seconds rôles qui apportent des touches de diversité humaine : ainsi, selon les cas, a-t-on un éventail des sentiments des plus étendus (charité, mépris, illumination, tendresse, remords …) comme un catalogue de ce que l’humanité recèle de pire et de meilleur. En un sens, Fellini commence à construire sa comédie humaine, dont il exacerbera les traits par la suite.
La narration, si elle est parfaitement chronologique, semble se déliter en « morceaux » inégaux, se figer parfois. Mais, comme toujours chez lui, elle a une rigueur admirable : la construction du récit, apparemment erratique, repose sur des échos, des signes, des annonces ; ainsi la courte séquence où elle est tentée de suivre une procession pour embarquer ensuite dans le camion d’un client préfigure-t-elle deux des scènes suivantes. De même ne compte-t-on plus les reprises (la danse de Cabiria ou ses disputes, les deux vols), les inversions (l’escalier déjà cité), mais aussi tous ces objets qui font signe : la pauvre cage chez Cabiria s’oppose à la volière de l’acteur, la boîte de chocolats signe de l’amour d’Oscar finit symboliquement dans une flaque … Mais jamais Fellini ne surligne ses effets : il préfère la fausse indolence et l’apparent relâchement.
Le test blu-ray des Nuits de Cabiria
Les nuits de Cabiria n’appartient pas aux films très réputés du Maestro. Il n’a pas la grandeur baroque du Satyricon ou la démesure de son Casanova ; par rapport à Roma, il peut sembler encore prisonnier de conventions narratives. Mais l’intelligence de la mise en scène, l’incroyable numéro de Masina, l’attention portée aux détails et l’émotion qui se dégage de ce film jamais roublard en font une œuvre déjà riche, puissante qui fait passer du rire aux larmes ses spectateurs conquis.
Compléments : 4/5
Outre les bandes-annonces, le Blu-ray propose deux bonus complémentaires et passionnants : dans le premier, Dominique Delouche raconte sa rencontre avec Fellini et le tournage du film. Le témoignage est précieux ; on y apprendra entre autres que la scène de magnétisme vient de Tati (36mn). Plus analytique, Jean-Christophe Ferrari étudie les thèmes (la grâce, l’illusion, l’eau), la structure narrative (l’errance, les lieux) et le personnage lui-même, sa genèse et la comparaison avec un Don Quichotte féminin.
L’image : 4/5
La restauration est efficace : les nuances du blanc et noir apparaissent avec une belle clarté. À de rares moments, le fourmillement est assez visible, mais, dans ce film essentiellement nocturne, le confort visuel est plus que satisfaisant.
Son : 3,5 / 5
Au crédit de la VO, en DTS HD Master Audio, l’absence de souffle et de parasites. À son débit, les dialogues mais surtout la musique conservent une acidité parfois légèrement désagréable. Mais là encore, au vu de l’âge du film, la bande-son ne démérite pas. La VF restaurée ne fait pas le poids…