Les ailes impose le talent de cinéaste de Larissa Chepitko par une analyse psychologique d’une belle finesse d’écriture. A découvrir.
Synopsis : Une représentation fascinante et humaine d’une pilote de chasse autrefois célèbre nommée Nadezhda Petrovna. Maintenant directrice d’école de 41 ans, elle a tellement intériorisé les idées militaires de service et d’obéissance qu’elle ne peut pas s’adapter à la vie en temps de paix.
Une femme de tête
Critique : Tout juste sortie diplômée du VGIK de Moscou, la réalisatrice Larissa Chepitko a connu un certain succès avec son film de fin d’études intitulé Chaleur torride (1963). De quoi lui permettre de mettre en chantier un nouveau long-métrage intitulé Les ailes (1966). Basé sur un script brillant signé Valentin Ezhov (La ballade du soldat de Tchoukhraï en 1959) et Natalia Riazantseva (future scénariste de Les longs adieux de Kira Muratova en 1971), Les ailes entend suivre les pas d’une femme qui fut une pilote de chasse émérite durant la Seconde Guerre mondiale. Désormais directrice d’un collège, celle-ci va se retrouver confrontée à la jeune génération qui ne se conforme pas à sa vision de la discipline et de l’honneur.
Drame psychologique d’une finesse d’écriture impeccable, Les ailes est le bouleversant portrait d’une femme qui se rend compte du décalage qui s’est instauré entre sa génération et celle de sa fille. Alors qu’elle a toujours obéi aux ordres et qu’elle n’a jamais remis en question le pouvoir autoritaire de Staline, la directrice applique aux collégiens, mais aussi à son entourage une discipline de fer qui en fait un monstre d’autoritarisme. Cela est traduit à l’image par son allure extrêmement stricte et son visage sans cesse fermé à toute émotion apparente.
Un portrait psychologique tout en touches impressionnistes
Célébrée par ses concitoyens en tant qu’héroïne de la Seconde Guerre mondiale, Nadezhda Petrovna (incarnée avec profondeur par l’impressionnante Maïa Boulgakova) est pourtant une femme d’un autre temps. En ce sens, elle a déjà sa place au musée local et des enfants demandent si la jeune femme en photo est morte. Bien entendu, cette dame respectée, qui a finalement raté sa vie – on apprend qu’elle a perdu l’amour de sa vie à la guerre et que sa fille est en réalité adoptée – est bel et bien morte en son for intérieur. Les ailes bouleverse justement à partir du moment où cette femme mûre prend conscience de la vacuité de son existence.
Afin de mieux pénétrer à l’intérieur de la psyché de son héroïne, Larissa Chepitko a eu l’extrême intelligence de peindre un portrait en creux, fait de petites touches impressionnistes. Le film ne se donne pas facilement et il faut que le spectateur fasse l’effort d’assembler les bribes d’informations disséminées çà et là pour constituer un tout cohérent. Pour faciliter l’identification, Chepitko a fait appel à une actrice formidable qui est capable de faire ressentir le trouble de son personnage par-delà un masque social apparemment imperturbable. L’ajout d’une petite musique insidieuse de Roman Ledenev permet de mieux ressentir ce décalage entre le visage impassible de l’actrice et son ressenti intérieur. Ainsi, Les ailes donne le sentiment d’un véritable malaise au cœur d’une société soviétique où chacun surjoue le bonheur, tout en étant intrinsèquement malheureux.
L’envol comme seule issue d’un modèle mortifère
Enfin, le film atteint par moments des sommets de poésie, notamment lorsque la directrice rêve de s’envoler à nouveau à bord d’un avion. Dans ces instants, la réalisatrice s’affranchit totalement des règles du réalisme socialiste alors en vigueur pour proposer des scènes en suspension. On adore également la fin qui laisse le spectateur décider du sort de l’héroïne, puisque le dernier plan peut aussi bien conduire à la mort qu’à la libération par le rêve.
Réalisé avec talent par une réalisatrice qui ose des mouvements de caméra audacieux, Les ailes s’impose donc comme une œuvre majeure du cinéma soviétique de l’époque. Toutefois, ce fut aussi le début des problèmes pour Larissa Chepitko car les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale ont tenté de faire interdire son film. Pour l’instant, la réalisatrice a obtenu gain de cause et son long-métrage est bien sorti en URSS pour un total de 8 millions d’entrées, ce qui en fait un score moyen dans un pays si vaste. En tout cas, la cinéaste va désormais être surveillée de près par le pouvoir en place et elle aura toutes les peines du monde à tourner.
Un inédit à découvrir absolument
Jamais sorti en salles en France, Les ailes a finalement été redécouvert sur le tard – comme l’ensemble de la filmographie de la réalisatrice – et diffusé lors d’une rétrospective en 2015. Le métrage est également disponible depuis 2017 dans le superbe coffret DVD consacré à Elem Klimov et Larissa Chepitko chez Potemkine Films. Un indispensable pour tous les cinéphiles pointilleux et désireux de découvrir des œuvres majeures du patrimoine mondial.
Critique de Virgile Dumez