Film typique d’un certain cinéma japonais déviant, L’effrayant Docteur Hijikata vaut le détour par son esthétique travaillée et sa folie générale, non dépourvue d’humour au second degré. Pour public averti.
Synopsis : Après s’être échappé d’un asile de fous, un étudiant en médecine assume l’identité d’un mystérieux mort, qui semblait être son sosie, et se laisse attirer sur une île sinistre dirigée par un savant fou et ses hommes malformés.
L’effrayant Docteur Hijikata, une œuvre personnelle pour Teruo Ishii
Critique : Au cours des années 60, le cinéaste japonais Teruo Ishii a travaillé exclusivement pour le compte de la firme Toei. Grâce à des œuvres commerciales qui s’amusent à transgresser les tabous de la société japonaise, le réalisateur a trouvé le succès. Parmi ses triomphes, on peut citer la série des Abashiri bangaichi, films de prison dont il a tourné neuf suites, ainsi que celle des Joys of Torture, dont il a réalisé huit occurrences. Lassé de ne se voir offrir que des suites, Teruo Ishii demande une faveur au studio qui l’emploie : pouvoir créer une œuvre qui lui tient vraiment à cœur pour une fois. La Toei accepte le challenge et Teruo Ishii opte pour une adaptation de deux récits de l’écrivain Edogawa Rampo.
Avec L’effrayant Docteur Hijakata (1969), Teruo Ishii adapte donc ici deux récits du maître du thriller japonais, à savoir Strange Tale of Panorama Island (Panorama-tō Kidan) et The Demon of the Lonely Isle (Kotō no Oni). Il se débrouille ainsi pour mêler deux intrigues qui finissent par n’en faire plus qu’une, donnant le sentiment d’un film surchargé sur le plan narratif. L’ensemble n’est clairement pas crédible tant il fait appel à la suspension d’incrédulité du spectateur.
Un film nourri de littérature populaire du 19ème siècle
Cependant, la maestria de Teruo Ishii permet justement de maintenir en éveil l’intérêt du spectateur, malgré le caractère outrancier et improbable de l’intrigue. Après tout, le film ne démarre-t-il pas dans un asile d’aliénés ? Qui nous dit alors que le récit n’est pas narré par un fou comme dans le génial Le cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) ? Les références ne s’arrêtent d’ailleurs pas à ce film puisque la deuxième partie située sur une île peuplée de créatures étranges rappelle fortement L’île du Docteur Moreau, roman de H.G. Wells qu’Edogawa Rampo ne pouvait pas ignorer, lui qui était également friand d’Edgar Allan Poe (d’où son pseudonyme qui évoque en Japonais le poète américain) et d’Arthur Conan Doyle (Sherlock Holmes).
Ces multiples références classiques innervent l’intégralité du film de Teruo Ishii, preuve s’il en est du caractère littéraire de L’effrayant Docteur Hijakata. A cette dimension culturelle fondamentale, Teruo Ishii ajoute une touche artistique plus contemporaine en se référant aux montages déstructurés de la nouvelle vague française, cinématographie que le cinéaste a toujours appréciée. Mais l’apport essentiel vient également de la participation du danseur contemporain Tatsumi Hijikata dans le rôle de l’obscur savant fou. Le fondateur d’une nouvelle danse ayant fait scandale au Japon (le butō) est tout bonnement formidable dans son emploi de figure maléfique à la gestuelle désarticulée. Aussi difforme que son âme est noire, le personnage est assurément l’un des points forts du film, marquant à jamais la rétine par sa dextérité corporelle, mais aussi par l’inquiétante noirceur de son regard.
Une première partie inégale, compensée par les délires de la seconde
Certes, la première partie du film s’avère bien plus classique puisqu’il s’agit ici d’une histoire d’usurpation d’identité par un homme qui découvre qu’il est le sosie parfait d’un riche homme d’affaires venant de décéder. Le cinéaste ne peut d’ailleurs s’empêcher de livrer une ou deux séquences plus humoristiques où les acteurs de second plan grimacent de manière outrancière. Heureusement, la suite du film sera plus sérieuse, voire franchement corsée, même si l’humour au second degré est bel et bien présent.
En fait, le métrage prend toute sa mesure dès l’arrivée sur l’île mystérieuse, uniquement habitée d’êtres difformes, tous des créations d’un savant fou dont on apprendra l’histoire personnelle et les liens qui l’unissent au héros de la première partie du long-métrage. Cette seconde partie plonge dans un délire visuel qui fait du film un modèle du cinéma bis japonais. Outre des freaks à foison – plutôt bien fichus d’ailleurs – le cinéaste se permet des sorties de piste savoureuses en matière de sadisme et de macabre. Ainsi, on ne risque pas d’oublier la séquence du cadavre en putréfaction dévoré par des centaines de crabes qui finiront dans l’estomac d’une épouse adultère.
Teruo Ishii ou comment se jouer des tabous
Le réalisateur ose à peu près tout et délivre même une œuvre qui célèbre les relations incestueuses, se terminant par un feu d’artifices dont on vous laisse découvrir les tenants et les aboutissants. Il s’agit en tout cas d’une idée folle et totalement absurde, réalisée avec un grand sens du grotesque. Si vous possédez un humour bien chevillé au corps, il n’est pas interdit d’éclater de rire devant ce climax absurde et jubilatoire.
Considéré comme un jalon essentiel dans le sous-genre du ero guro (érotique grotesque), L’effrayant Docteur Hijakata a mis du temps à parvenir en France puisqu’il n’a été programmé au cinéma que lors de l’Etrange Festival de 2004. Invisible depuis cette époque, le film dingue a finalement fait l’objet d’une édition blu-ray chez Le Chat qui Fume dans une bonne copie restaurée, et agrémentée d’un unique supplément conduit par Julien Sévéon. L’occasion idéale de découvrir une cinématographie encore largement méconnue dans nos contrées.
Critique de Virgile Dumez
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Teruo Ishii, Teruo Yoshida, Tatsumi Hijikata
Mots clés
Cinéma japonais, Les îles au cinéma, Les savants fous au cinéma, Les freaks au cinéma, Le Chat qui Fume