Le jardin des supplices est une œuvre intense et dérangeante, complexe dans ses différents degrés de lecture, et au pouvoir de subversion impeccable. La réalisation de Christian Gion, même si bien plus élaborée que celle de ses autres films, demeure la grande faiblesse de cette fable nihiliste de l’inéluctable apocalypse.
Synopsis : 1926. À la suite de problèmes liés à la drogue, Antoine Durrieu, jeune médecin dévoyé, est contraint de quitter la France et embarque à bord d’un navire en route pour la Chine. Durant la traversée, il fait la connaissance de la belle et trouble Clara Greenhill, fille d’une riche et influente personnalité basée à Canton. Dès son arrivée, Antoine va pénétrer dans un monde au cadre étrangement idyllique vicié par la torture et les meurtres, tandis qu’au dehors couve une révolution populaire.
Critique : 1975. Le cinéma français connaît une révolution par l’exploitation sans vergogne des choses du sexe. Jean-François Davy est devenu millionnaire avec le triomphe du documentaire porno Exhibition avec Claudine Beccarie, Emmanuelle a déjà attiré deux millions de Parisiens, et s’apprête à rester encore une dizaine d’années exploité sur les Champs Elysées, quand politiciens, journalistes, exploitants, artistes se déchirent sur la représentation graphique du sexe au cinéma qui obsède tant le public. Faut-il censurer la liberté d’expression et faire de la pornographie le cheval de toutes les batailles cinématographiques ?
L’adaptation d’un roman monstre et monstrueux
Le débat est sur toutes les bouches, et les opportunistes y voient l’occasion de faucher leur propre blé en adaptant les ouvrages les plus sulfureux… Vera Belmont, productrice de Vecchiali, Carné, Pialat, Boisset, Franju, Lanzmann, Giovanni, Téchiné, un monument dans le milieu, n’est pas contre un petit détour dans l’érotisme exotique pour s’enivrer du pétillant parfum de champagne que sabrait les producteurs d’Emmanuelle. Alors qu’elle ne trouvera le succès dans le genre qu’en 1980, avec le triomphe de Tendres cousines du futur cinéaste sulfureux David Hamilton, Véra Belmont décide de produire, en 1975, l’adaptation du roman inclassable, invariablement scandaleux, du romancier libertaire Octave Mirbeau. Le jardin des supplices paraît en 1899 et il faut bien un prix Goncourt pour adapter pareil roman monstre et monstrueux, avec toutes les libertés sur la narration, qui en font une adaptation que l’on peut qualifier indéniablement de libre.
Une production compliquée
C’est ainsi à Pascal Lainé que revient l’honneur de traduire pour l’écran les pensées morbides, de sexe et de sang de Mirbeau. Lainé est l’auteur de La dentellière, Prix Goncourt en 1974, qui accouchera d’un classique du cinéma, en 1977, celui-là même qui révélera Isabelle Huppert. Le romancier s’éprendra lui-même du scénario de son roman Tendres Cousines, pour David Hamilton, en 1980.
Pour produire la vision dantesque de Mirbeau au cinéma, Véra Belmont, via Stephan Films, s’associe à Alexia Films, boîte naissante qui accouchera par la suite de quelques comédies franchouillardes : Drôles de zèbres de Guy Lux, de nombreux Philippe Clair (Comment se faire réformer, Ces flics étranges venus d’ailleurs, Rodriguez au pays des merguez), mais aussi, de façon plus intéressante, Les loulous de Patrick Cabouat, Genre masculin de Marbeuf, et Les égouts du paradis de José Giovanni.
Christian Gion trempe dans l’exploitation pure
Dans un premier temps, la productrice engage le réalisateur Pierre Alain Jolivet pour verser dans le sadisme. Choix cohérent, le cinéaste sort de La punition, film érotique co-écrit par Richard Bohringer, adaptation du roman autobiographique de Xavière dans lequel une prostituée, ayant refusé des services à un client, est brutalement punie par son proxénète qui la soumet aux sévices masochistes les plus cruels. Des ingrédients malaisants pas incompatibles avec l’œuvre de Mirbeau aux yeux de Véra Belmont.
Mais in fine, le cinéaste est remplacé à la dernière minute par Christian Gion, qui monte à bord du navire colonial en décembre 1975 pour un tournage de quelques mois, essentiellement en France, même si le gros de l’action est censée se dérouler en Chine, dans les années 20. Gion ne manquera pas de critiquer le manque de moyens et confirme le caractère peu personnel d’une œuvre qu’il a abordée avec professionnalisme, mais sans passion. Le genre sombre ne relève vraiment pas de son univers personnel, celui de la gaudriole et de l’humour décomplexé. Gion sort néanmoins de la co-réalisation de Super Woman, documentaire scabreux sur le monde des transsexuelles, traité dans l’environnement de la prostitution, de façon misérabiliste et voyeuriste (inserts pornographiques à l’appui). Ce film sortira dans les salles françaises moins de quinze jours avant Le jardin des supplices.
Gion a surtout pour lui un film avec Bernard Blier sur son CV, depuis le mois de juin 1975, qui aurait peut-être décidé Véra Belmont à l’engager. C’est dur pour tout le monde, faute d’être un succès est une comédie honorable, avec des acteurs de premiers choix (Claude Piéplu, Bernard Le Coq et Francis Perrin, comédien de théâtre qui montait après La gifle, avec Ventura, Girardot et Adjani).
Le jardin des supplices et ses Fleurs du Mal
Avec Le Jardin des supplices, le futur réalisateur du Pion, des Diplômés du dernier rang et du Bourreau des cœurs, distille sans subtilité, mais avec une volonté de raffinement, l’atmosphère noire de la décadence morale. Il peint un monde colonialiste qui s’effrite, obscurcit par des perversités viscérales, et, non sans besogne, essaie de traduire une philosophie de transcendance par la souffrance, de la jouissance par la mort. Thématiquement et formellement, ce premier degré pictural se pose comme un véritable oxymore dans sa carrière et jamais il ne réitèrera dans le domaine. On a d’ailleurs réellement du mal à assimiler la sophistication des dialogues, des décors, vénéneux et tarabiscotés, au cinéma simple, goguenard et naturellement jovial de ses divertissements populaires.
Récit nihiliste d’une fin de monde décadent
Devant s’affranchir des codes du second degré, Gion est amené à intellectualiser l’horreur et se voit contraint de mettre en scène une gigantesque métaphore misanthrope qui vomit toutes formes de pouvoir. Les années 70 étant celles du corps libre mais qui se monnaie au box-office, le cinéaste se laisse aller à filmer l’érotisme exotique. L’acte sexuel est aussi déviant, comme requis par les rites iconoclastes des années 70, se laissant aller au sadisme vicieux, théâtral dans son portrait de la mise à mort, et malsain dans sa déchéance de la compassion humaine.
Signifiant avec ses moyens et son enthousiasme, pas toujours adaptés aux thèmes, la fin d’une race bourgeoise et corrompue, Gion aborde même la pédophilie sous la forme d’un mariage honteux entre un riche vieil homme blanc, symbole déliquescent du pouvoir déclinant qui va épouser une jeune autochtone de 12 ans. Heureusement, on évoque le mariage, mais on nous épargne toute représentation graphique. Le film est symbole du pourrissement d’un monde où la renaissance chinoise se fait néanmoins dans un monde jonché de cadavres.
Christian Gion, au mieux besogneux, n’est pas à la hauteur
Les contre-jours propres au filmage de l’époque peuvent agacer, le montage trop incisif ramener l’exercice à une servilité télévisuelle, mais la contextualisation philosophique, qui louche forcément sur l’œuvre de Mirbeau, mais aussi de Sade ou de Bataille, apporte de la consistance à l’horreur des mots et des situations. L’esprit libertaire et les contradictions multiples interpellent. L’abjection des personnages, vils, dépravés, anéantis dans leur âme par leur absence d’empathie, rend les scènes de torture, de simulacre de viol toujours difficiles à envisager. Dans une Chine où le pouvoir des Occidentaux est le reflet de leur décrépitude, où la rébellion semble tout aussi haïssable, l’on ne peut même plus compter sur la beauté vénéneuse (Jacqueline Kerry, Ysabelle Lacamp dans des rôles qu’elles portent avec une certaine férocité), jusque dans cet éden de mort, décor majestueux qui aurait gagné à être plus mis en valeur par un auteur de cinéma avec une vision, ce qui a toujours manqué à Christian Gion, forgeron sincère du gag en série.
La résurrection d’un électron libre des années 70
Après une petite carrière en salle chez Parafrance, Le Jardin des supplices a beaucoup voyagé, semant ses mauvaises graines partout en Europe, y compris aux USA. Sa carrière en VHS, n’a pas laissé de racine, et il aura fallu Canal + pour permettre de redécouvrir cet électron libre dans une copie exécrable. Reste que peu de temps après le vilain Chat de l’édition blu-ray français l’a extirpé en blu-ray, pour une version intégrale, qui revient de loin dans le master. On redécouvre l’œuvre, à nouveau, on s’intéresse à nouveau à Gion que l’on aime voir aujourd’hui sous un angle plus hétéroclite. Un petit regret, le choix d’une jaquette 2020 qui ne reprend pas ce qu’il y a de plus beau dans ce Jardin des supplices, l’affiche surréaliste du peintre polonais Wojtek Siudmak, qui signa des affiches pour le Festival du Film Fantastique de Paris et qui œuvra même pour Cannes. Pour Le jardin des supplices, l’artiste libéra de son imaginaire sans frontière un pur bijou ésotérique que l’on vous laisse contempler ci-dessous. Evidemment, ce visuel transcende l’œuvre qui, elle, est bien loin de se parer d’une telle créativité. Néanmoins, passer à côté, serait nier les curiosités longtemps perdues des années 70, qui nous aident à mieux appréhender les frictions du microcosme cinématographique, mais aussi celles de notre société.