Beau film d’atmosphère, La route de Salina tente la fusion entre film noir et objet psychédélique de la contre-culture pour un résultat imparfait, mais souvent enthousiasmant. A redécouvrir.
Synopsis : Sur la Route de Salina, Jonas, un jeune hippie, s’arrête dans une maison isolée où une mère, Mara, et sa fille, Billie, reconnaissent immédiatement en lui leur fils et frère Rocky, disparu quatre ans auparavant. Mais dès que Jonas n’accepte plus d’être Rocky pour la belle Billie dont il est tombé amoureux, la situation se dégrade…
Une parenthèse enchantée pour Georges Lautner
Critique : A la fin des années 60, le réalisateur Georges Lautner a déjà une belle carrière derrière lui au sein du cinéma commercial grâce aux succès de ses comédies parodiques (Le monocle noir, Les tontons flingueurs, Les barbouzes, Des pissenlits par la racine, Ne nous fâchons pas). Il vient également de signer un polar plus sérieux avec Jean Gabin intitulé Le pacha (1968) qui a réuni plus de deux millions de spectateurs. De quoi lui offrir les coudées franches pour un projet plus personnel qu’il envisage de son propre aveu comme une parenthèse dans sa carrière.
Il s’entiche d’un livre de Maurice Cury intitulé Sur la route de Salina publié en 1962, qui lui offre la possibilité d’arpenter des terres inconnues pour lui : celles du film noir américain. Effectivement, dès les premiers instants de La route de Salina, le spectateur sent le poids d’une tradition cinématographique et littéraire américaine. Le poste d’essence perdu au milieu de nulle part nous évoque forcément Le facteur sonne toujours deux fois de James L. Cain, maintes fois adapté au cinéma. La structure classique en flashback, ainsi que la voix off (un peu insistante il faut bien dire) nous plongent dans une atmosphère typique de film noir, de même que le mystère entourant la disparition du personnage incarné par Marc Porel. La présence d’éléments dramatiques psychanalytiques fait quant à elle songer aux écrits torturés de Tennessee Williams.
Quand un réalisateur commercial singe la contre-culture
Toutefois, si les références au cinéma américain des années 40 sont évidentes, Georges Lautner se love surtout dans une esthétique psychédélique pleinement à la mode en cette fin des années 60. Le tournage aux îles Canaries (censées représenter les côtes californiennes) et l’esthétique générale du long-métrage font ainsi songer à More (1969) de Barbet Schroeder. Cette sensation est accentuée par la présence de Mimsy Farmer en tête d’affiche, dans un rôle proche de celui de More. Robert Walker Jr. venait également de figurer au casting de Easy Rider (Hopper, 1969), autre modèle de la contre-culture de l’époque.
Enfin, la musique de Christophe (associé à Philip Brigham et Bernard Gérard au sein du groupe Clinic) est quasiment un pastiche de celle de Pink Floyd tant elle en reprend les structures complexes et les sonorités. Tous ces éléments placent donc cet hommage au film noir au cœur d’une contre-culture que Georges Lautner tente de récupérer à son compte, ce qui lui a valu d’ailleurs de cinglantes critiques à la sortie du film. Beaucoup mirent en doute sa sincérité et ont surtout vu La route de Salina comme une tentative de récupération d’une esthétique révolutionnaire par l’industrie du cinéma bourgeois.
Des audaces désamorcées, mais l’atmosphère trouble demeure
Ils n’ont pas totalement tort d’ailleurs puisque Georges Lautner paraît au départ multiplier les audaces pour finalement mieux les désamorcer par la suite. Ainsi, le film installe une atmosphère trouble où l’inceste semble tenir une place centrale. Pourtant, dès le départ, le spectateur est au courant du caractère d’usurpateur de Robert Walker Jr. et le passage à l’acte avec sa « sœur » incarnée par Mimsy Farmer n’est donc qu’une supercherie. Lautner suggère donc à plusieurs reprises la consommation de l’inceste, sans pour autant aller jusqu’au bout du principe.
Pourtant, on serait tentés de dire que cela importe peu et ne retire rien au long-métrage qui s’avère de loin le plus personnel et ambitieux de son cinéaste. On sent Lautner totalement libre de ses mouvements et désireux de montrer qu’il est capable de créer un film d’atmosphère. Ainsi, les ressorts de l’intrigue sont peu nombreux et le long-métrage ne tient que sur un fil ténu. En peu de plans, le réalisateur parvient à créer une ambiance trouble autour des quelques personnages qui vont s’aimer et se déchirer.
Rien que pour les acteurs et la grande Rita Hayworth
Robert Walker Jr. incarne avec talent cet intrus qui va bouleverser la vie d’une famille (on pense à Théorème de Pasolini, en moins sulfureux toutefois). On aime également beaucoup le naturel de Mimsy Farmer, ainsi que le professionnalisme d’Ed Begley (Douze hommes en colère) dont ce fut le dernier rôle à l’écran avant son décès. Mais celle qui tire particulièrement bien son aiguille du jeu est la magnifique Rita Hayworth dans le rôle d’une mère prête à tout pour croire au retour de son fils tant aimé et ainsi éviter de rester seule. Dans ce rôle tragique, la star vieillissante donne tout et finit même par nous bouleverser lors du plan final où éclate une bonne fois pour toute sa détresse.
Long-métrage d’ambiance, sensuel et suave, La route de Salina est donc le film le plus sensible de Georges Lautner et constitue une réussite manifeste. Pourtant, le long-métrage n’a connu qu’une carrière commerciale décevante lors de sa sortie en novembre 1970, au point d’avoir complètement disparu de la circulation jusqu’en cette année 2020 où l’éditeur StudioCanal le propose enfin en vidéo dans un combo DVD / Blu-ray. L’occasion pour tous les amateurs de cinéma de découvrir une facette méconnue du cinéma de Georges Lautner. Celui-ci, après la terrible déception engendrée par la réception catastrophique de son film, est revenu à ce qu’il savait faire, à savoir la comédie d’espionnage (Laisse aller… c’est une valse ! en 1971).
Critique de Virgile Dumez