La bête dans la jungle est l’électro choc de la rentrée 2023. Une adaptation d’Henry James débridée et sensuelle qui hypnotise et prend aux tripes.
Synopsis : Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La « chose » finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.
Critique : Oubliez Clubbed to Death Lola (1997), de Yolande Zauberman, et la déception d’Eden (2014), de la future très grande Mia Hansen-Løve. Le clubbing a enfin trouvé son fantasme cinématographique. Une œuvre presque entièrement tournée en club, sous forte influence de l’expérience riche du cinéaste qu’il partage sans fausse pudeur, avec passion et détermination. Cette expérience est pourtant hasardeuse à transmettre, puisqu’il s’agit d’un état de transe et d’extase, celui ressenti dans l’harmonie des corps et des chaleurs, des ombres et des lumières, sur un rythme techno et house pétaradant qui envoute les sens et s’approprie les âmes.
Le meilleur film de Patric Chiha, tout simplement
L’Autrichien Patric Chiha, qui travaille en France et en Belgique depuis longtemps, réussit avec son 5e long, La bête dans la jungle, à synthétiser trois de ses œuvres. On y retrouve beaucoup de son premier long, Domaine, avec Béatrice Dalle, qui est ici de nouveau de l’aventure nocturne, et les deux documentaires de noctambules Brothers of the Night et Si c’était de l’amour, dont la sortie de ce dernier avait été sacrifiée lors du confinement de 2020.
Complètement habité par ce projet, Chiha trouve une ambition narrative, esthétique, et sensorielle, qui dépasse de loin ses anciens métrages aux budgets plus restreints, puisque La bête dans la jungle aurait coûté 3 millions d’euros et trouve en Anaïs Demoustier une vedette, une vraie, audacieuse et irréprochable quand elle s’offre complètement à ce trip hypnotique, se métamorphosant en corps ondulant sur des airs électroniques. On y croit. A chaque instant. L’actrice française est épatante.
Deux adaptations de La bête dans la jungle en 2023
Avec La Bête dans la jungle, Patric Chiha ose devancer Betrand Bonello dans l’adaptation de la nouvelle éponyme d’Henry James, puisque Bonello lui-même présentera à Venise, quelques jours après la sortie du Chiha, sa propre lecture du classique, avec Léa Seydoux cette fois-ci. Patric Chiha, fidèle à Berlin où il est régulièrement sélectionné, était pour sa part des festivités de la capitale allemande en début d’hiver. Les avis étaient alors unanimes. Il signait son meilleur film.
Photo © Elsa Okazaki
Jusqu’au-boutiste, l’auteur ne s’égare pas et demeure radical dans l’unité de lieu à peine malmenée par le temps. La trame simple est pourtant insondable dans ses mystères fantastico-spirituels. Qui est la bête? Quand apparaîtra-t-elle? Que veut-elle? Pour donner corps à ce microcosme de l’underground, le cinéaste a fait appel à une poignée de comédiens incarnés, tous dans l’extase ou l’attente fantomatique d’un événement, peut-être grave, en tout cas bouleversant, qui va changer le cours de leur existence.
La bête dans la jungle, le visage protéiforme de l’attendu qui ne survient pas
Lui –Tom Mercier, la révélation de Synonymes de Nadav Lapid– attend cette “chose” depuis sa toute jeunesse, comme une mission à accomplir au prix de mettre son destin en suspens, dans la stratosphère de ce club de nuit où est censé se produire l’inimaginable. L’accent de l’acteur israélien quand il parle en français, ajoute au charme inné de son personnage ; il octroie une couche d’étrangeté supplémentaire. Cet homme est accompagné par une jeune femme qui, pendant des années, va partager sa quête, avec une patience et une dévotion qui forcent la fascination, alors que le temps passe, en années, voire décennies. A la chronologie des saveurs musicales qui se succèdent sur la piste, la chronologie humaine relève elle aussi de l’histoire, celle de l’individu et de sa condition. L’absurde de ces deux vies qui ne se consument que dans le réel du club de danse, rend leurs personnages à la fois grands, beaux. D’aucuns les trouveront pathétiques. Mais il n’est pas impossible de tomber éperdument amoureux d’eux et de leur récit commun atypique.
Tourné dans des clubs de Belgique ou d’Autriche, La bête dans la jungle a pour décor obsessionnel un lieu souterrain, comme la musique qui creuse des strates de plaisir au-delà de la surface de la raison. La clientèle, formidable dans son foisonnement et sa capacité à s’imbiber du lieu, s’agrège, se mélange, elle fond dans une union des sens qui rend ce périple sur plus de 20 ans, totalement hypnotique. Les figurants sont marquants.
“Paradis, c’est l’enfer !”
Sans chercher à sonder l’absurdité des genres homme/femme, et des orientations sexuelles, Patric Chiha dont transpire à chaque instant l’amour pour les clubs, sollicite le fantasme et la sensualité lors de grands messes où les corps se meuvent dans des rituels de transcendance. Les personnages sont transfigurés par une atmosphère caverneuse qui efface les ailleurs et les abreuve de cette drogue d’odeurs et de sons dont ils ne peuvent plus se passer, jusqu’à l’épuisement. C’est l’épuisement du corps qui vieillit dans un lieu où les générations passent et les modes évoluent, d’un disco festif vers une techno allumée jusqu’à une trance progressive sourde et infernale.
La Bête dans la jungle © 2023 – Aurora Films, Frakas Productions, WILDart Film. Tous droits
Dans cet enfer paradisiaque où l’oxymore est celui du cœur qui bat et qui lâche, l’icone Béatrice Dalle revêt l’accoutrement de goule qui aspire la jeunesse pour la recracher sur une piste où celle-ci danse à en perdre la vie, celle d’un quotidien extérieur qui n’est plus. Dans ce décor sombre de lumières qui étreignent les corps à l’abandon, seul compte le beat, celui du cœur qui bat au rythme électro d’une musique inépuisable, voire insatiable. Gardienne d’une antre de plaisirs et de transcendance, la Dalle s’amuse une fois de plus en marraine des marges où la musique est un rite qui sert de relais d’innocence en innocence. On l’adore.
Le péché de nos nuits
Dans leur quête de l’événement manquant qui empêche nos protagonistes statiques d’accéder à la complétude et donc de profiter pleinement des ressources plurielles de la vie, une pointe de cruauté s’affirme dans cet espace hors temps qui électrise les corps en dehors de toute contingence immédiate. Finalement, le temps passe et marque les visages. La clientèle change aussi et la musique se radicalise vers une noirceur cérémoniale où plus que jamais la piste est un autel qui appartient à tous et à chacun, et donc à personne. Les corps vont ; la musique reste et se nourrit de la frustration de ces âmes égarées qui ne parviennent toujours pas à accomplir cette destinée ténébreuse, jusqu’au final émouvant dans son épiphanie cruelle.
Dans ce flot de poésie mélancolique et cette montée musicale létale, il serait malhonnête de ne pas saluer la composition musicale de La bête dans la Jungle qui est une réussite patente. Loin des tubes de club qui finissent dans les fêtes de mariage ringardes, la musique validée par Chiha est celle de l’expertise et de l’empirisme. Les musiciens Yelli Yelli et Dino Spiluttini apportent leurs compétences en se réappropriant les tonalités d’époques folles où la nuit ne pouvait suffire. Comme l’expérience – film ne peut elle-même suffire, l’on songe aussi à la bande originale dont on a eu l’opportunité de se repaître pendant tout l’été 2023 pour rester “focussed” sur cette magnifique histoire de couple hors normes. Cette musique est désormais le péché de nos nuits.
Les sorties de la semaine du 16 août 2023
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