Kinatay est une plongée glaçante dans les tréfonds de l’âme humaine par la virtuose du cinéma social philippin, Brillante Mendoza. Un choc à situer quelque part entre les errances esthétiques de Grandrieux et la terreur sourde de certaines œuvres de David Lynch.
Synopsis : Un jeune étudiant en criminologie est recruté par un ancien camarade de classe pour travailler en tant qu’homme à tout faire au service d’un gang de Manille. De l’argent facile qui appelle de plus en plus de coups et de compromissions, jusqu’à une mission spéciale, particulièrement bien rémunérée.
Critique : Le point de départ de Kinatay s’inscrit dans la grande tradition sociale de l’œuvre de Brillante Ma. Mendoza. Après les bidonvilles de John John, ou le cinéma porno de Serbis, il évoque désormais les gangs de Manille et toute la misère qui tourne autour, des lieux de perdition usuels à la jeunesse paumée qui fonce tête baissée dans le crime. Pour l’appât du gain, ces jeunes gens doivent pactiser avec le diable, ce qui leur coûte âme et innocence, et annihile toute perspective d’insertion au cœur de la société.
Peping, le personnage principal, est un beau gosse de 20 ans, étudiant radieux qui se prédestine à une vie de flic pépère ; il vient de se marier. D’une famille modeste, sans le sou, et déjà avec un bébé sur le dos, il a la jeunesse rieuse. Les scènes d’introduction l’établissent dans un environnement familial sain, faute d’être financièrement très viable (de nombreux détails révèlent son obsession pour l’argent). Alors que sur le chemin du mariage sa (future) jeune épouse, dans l’émotion, verse quelques larmes, il croise un jeune homme au bord du suicide, prêt à se jeter du haut d’un immeuble. Des signes morbides de mauvaise augure qui viennent contredire l’apparente insouciance du gamin et ses rêves d’avenir.
Le mariage passé, Mendoza fait glisser son document philippin dans les ténèbres de la vie nocturne. Peping le naïf est aussi impliqué dans des activités mafieuses auprès d’un gang. L’espace d’une nuit, il va passer définitivement de l’autre côté des illusions adolescentes en participant à un crime abominable. Une longue virée dans un van, le temps d’une opération, et voilà le jeune père de famille et époux tout frais, dévoyé à jamais.
Le cinéma philippin sur Cinédweller
Bien éloigné du récit mafieux à l’Américaine façon Scorsese, ou des crimes stories japonaises où sévissent les Yakuzas, Kinatay, « massacre » en philippin, prend des allures de cauchemar éveillé, forcément confus et insondable, car il échappe totalement au protagoniste. Celui-ci, en acceptant de grimper dans la camionnette, au lieu de regagner le chemin tout tracé de la famille, se fourvoie et se précipite dans les méandres de l’inconnu. La caméra frénétique du cinéaste, roi de la tremblote en temps réel, qui filme comme dans un documentaire, devient alors d’une précision contradictoire dans ses divagations. Eveillant les sens par une bande-son sinistre et iconoclaste, riche en accords stridents et discordants, le cinéaste évoque le malaise saisissant du jeune homme dans une ambiance sordide et curieuse à la fois qui n’est pas sans rappeler les expérimentations de Philippe Grandrieux ou encore le travail formel de David Lynch, notamment à l’époque de Twin Peaks ou récemment encore sur INLAND EMPIRE.
Le drame d’initiation devient, dès lors, horreur pure, celle de l’angoisse d’un individu confronté à la monstruosité. Cette barbarie qui aurait pu être décrite comme une banale histoire de torture doublée d’un meurtre sordide en milieu ripoux dans un cinéma de série B, devient une réflexion douloureuse sur l’âme humaine, particulièrement mise à mal (la scène de viol, peu explicite, est tout de même difficilement supportable tant elle est révoltante). Totalement impliqué, le témoin Peping (un prénom qui semble à chaque instant souligner le caractère voyeur du personnage de par sa proximité avec l’anglais peeping), les pieds dans la mêlasse et les mains dans le sang, perd sa virginité dans un enfer psychologique qui va l’abîmer à jamais. Le spectateur n’en ressort pas indemne non plus, d’autant que Mendoza clôt son film sur le même mode documentaire qu’il l’a ouvert.
Bref, Kinatay est une œuvre d’une noirceur fulgurante, brillamment mis en scène (sa réalisation a été primée à juste titre à Cannes et à Sitges), qui, une fois passée la lenteur inhérente aux longs du cinéaste, s’inscrit parmi ses plus fortes et indéniablement parmi les plus intenses de l’année 2009.
Notes : C’est la société française Swift Productions qui a intégralement produit le nouveau film du phillipin Brillante Mendoza. Le cinéaste, qui n’arrête pas de tourner depuis 2005, a déjà séjourné à Cannes à l’occasion de John John (Quinzaine des réalisateurs en 2007) et surtout Serbis, sélectionné en compétition officielle en 2008. Il s’intéresse cette fois-ci aux gangs de Manille.
Box-office de Kinatay
Distribué dans 9 cinémas à travers la France, cette production hardcore et violente, interdite aux moins de 16 ans, ne trouvera pas son public, avec une carrière de 5 semaines en salle. Après avoir réalisé 4 591 entrées en première semaine, la chute est rude en semaine 2 (-54%) et abyssale en semaine 3 (-78%) pour 459 spectateurs, la semaine du 2 décembre 2009.
Trop lent, trop violent, atmosphérique du morbide, Kinatay n’a pas enthousiasmé malgré son prix de la mise en scène à Cannes.