The Spirit, œuvre mythique de Will Eisner, est adaptée par Frank Miller en personne. Le résultat, désastreux au box-office, est pourtant réussi. Le polar fantastique est transcendé par sa beauté de film visionnaire, et nourri à l’humour décalé, voire corrosif des deux maîtres de la bande dessinée américaine.
Synopsis : Denny Colt, un ancien flic, revient mystérieusement d’entre les morts. Il est désormais le Spirit, combattant du crime dans les rues obscures de Central City. Son ennemi juré, Octopus, a un but bien différent : dans sa folle quête d’immortalité, il s’apprête à détruire la ville. Aux quatre coins de la cité, le Spirit traque le tueur. Sur son chemin, le héros masqué croise des femmes, toutes sublimes, qui cherchent à le séduire, l’aimer ou le tuer… Seul son amour de toujours ne le trahira pas : Central City, la ville qui l’a vu naître… deux fois.
The Spirit adaptation d’une bédé mythique
Critique : Jouant à fond la carte de l’esthétique outrancière, façon Sin City, qu’il coréalisa avec Rodriguez, ou 300, Frank Miller, le dieu des bédéphiles, papa de Batman : the Dark Knight Returns et de mille-un mythes glorifiés au cinéma (on oubliera volontiers Elektra), attaque le mythe, en transformant The Spirit, l’œuvre fondatrice de Will Eisner (des années 40, quand même), en artefact digne d’une exposition permanente dans un musée d’art moderne.
Une œuvre esthétiquement sublime
Oublions le téléfilm calamiteux de 1987 avec Sam J. Jones (Flash Gordon), mettant en scène les premiers pas live du célèbre flic masqué et ressuscité, qui combat le crime et tombe les femmes : voici enfin un monument à la démesure du comics légendaire, transcendé par un visuel sublime, où chaque photo tirée de la pellicule pourrait donner lieu à un instantané d’œuvre d’art. C’est beau à en mourir, plus fort que Sin City et 300 réunis, peut-être un peu trop orienté vers sa fanbase qui n’en demandait pas tant. L’élégance perfectionniste séduit les pupilles les plus exigeantes, y compris celles restées de marbre face aux tics toc de Max Payne, sorti un mois auparavant, en novembre 2008, sans grand succès.
Miller érige dès les premiers plans la ville qui hurle – Central City, le vrai grand amour du Spirit – en figure de beauté puissante. Sa caméra aime à caresser ses murs, parcourir ses cimes et bordures, et boire sa lie avec délectation (boue, crasse et vase sont des éléments permanents qui contribuent davantage à enjoliver l’environnement, qu’à rendre l’urbain glauque). Les êtres qui l’animent ne sont pas en reste. Miller s’attarde à louer le corporel : la musculature et le visage carré du héros masqué, les silhouettes infernales des bougresses d’amour qui ondulent autour de lui, des déesses de la sensualité aux formes expiatrices. Sa vision globale lui permet d’imposer sa patte sur une BD qui ne manquait déjà ni de personnalité physique ni d’ironie visuelle.
Un casting imparable
Le casting pour le coup est imparable et justifie bien des écarts de conduite vis-à-vis de la traditionnelle distribution du blockbuster. Pas de véritable star bankable en guise de super-héros, mais Gabriel Macht, alors semi-inconnu, en héros masqué. Choix judicieux, même le visage partiellement voilé, il crève l’écran. Du côté des nymphettes, l’euphorie est de mise. Scarlett Johansson, issue de l’art et essai hollywoodien, exulte de ses charmes. Elle n’est pas encore Black Widow. Paz Vega, enchanteresse espagnole se la jouant française dé Paris, jadis muse d’Almodóvar (Parle avec elle) et surtout Medem (Lucia y el sexo) est une bombe glamour ; quant à Eva Mendes, jadis piètre actrice (et même épouvantable dans le navet Ghost Rider, autre adaptation de bande dessinée), elle parvient à accomplir ce que Jennifer Lopez loupa à chaque fois, en incarnant l’icône érotique d’un film qui loue ses courbes et son visage félin, et l’érige au panthéon des déesses du cinéma américain.
Un OVNI à Hollywood
Alors, The Spirit, un film beau et creux ? On pourrait le penser. Pourtant, en dehors du poids écrasant de l’esthétique, cette grosse production vaut aussi pour l’insolence de son humour. Loin des teenageries des Spider-Man et consorts, cette adaptation ose le plaisir coupable du tout adulte en refusant catégoriquement de se plier au diktat du jeunisme.
Miller écarte la cible ado pour se faire plaisir et ravir les générations de comics geeks qui ont traversé ces 50 dernières années. Humour macho, gags décalés, bastons façon Tex Avery… Miller se débride. Toute la folie de ses ambitions est synthétisée par le personnage du grand méchant, Octopus, interprété par Samuel L. Jackson. Ce dernier, complètement atypique, déclame pendant dix minutes sa mégalomanie et sa démence, vêtu en nazi, dégomme des hélicoptères en tenue de drag queen, joue au professeur fou avec ses créatures hybrides (un pied surmonté d’une tête !). Le plaisir du comédien est communicatif.
Box-office
Au final, The Spirit contourne les normes du blockbuster pour se ranger du côté des anomalies du septième art. Son rythme est moins vif qu’ailleurs, le spectaculaire ne s’adonne jamais à la facilité, et l’humeur y est moins sérieuse. On n’est pas très loin du plaisir coupable et iconoclaste, parfois un peu Z, mais viscéralement ambitieux, qui dérange, divise et devient finalement culte. Généralement, ces productions écopent d’un bide au box-office. Le justicier masqué n’a pas pu briser la malédiction et resta quatre semaines à l’affiche en France, passant de 174 000 entrées en première semaine à 1 497 spectateurs en 4 semaines. Une chute inexorable. Au total, 261 000 Français ont tenté l’expérience, mais l’engouement n’est pas là à la sortie de salle. Hors USA où le film s’écrase (19M$), The Spirit aura à peine fait mieux au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie. Un désastre.