Un second film maîtrisé pour Robert Eggers, qui explore avec The Lighthouse les affres de la solitude en environnement hostile dans une atmosphère sale et hypnotique qui scotche la rétine du spectateur.
Synopsis : L’histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.
Critique : Un bateau sort lentement de la brume en direction d’une destination isolée, battue par les éléments. L’ouverture de The Lighthouse rime avec celle du fameux thriller de Martin Scorsese, Shutter Island. Tous deux jettent leurs personnages (et les spectateurs) dans un territoire mental incertain, le paysage des névroses et des illusions de leurs protagonistes.
Robert Eggers, avant cela, s’était illustré par un autre long-métrage sur l’isolement et les territoires interdits, menacés par une figure du Mal chère aux puritains du 17ème siècle et leur combat fanatique contre la dépravation de l’homme (et de la femme) : la sorcière.
Il concrétise ici un projet que lui et son frère, Max Eggers, comptaient réaliser avant The Witch, dont la préparation piétinait faute de financement. Finalement, ce dernier put enfin voir le jour et The Ligthouse attendit sagement son heure.
2019 Copyrights A24, Universal Pictures International France
The Lighthouse œuvre d’esthète
On peut tout à fait, sans avoir peur de minimiser l’impact du film, écrire que son argument se résume en quelques mots. Deux marins, un vieux loup de mer (Willem Dafoe) et son subalterne (Robert Pattinson), débarquent sur une île perdue de la Nouvelle-Angleterre pour remplacer les gardiens du phare précédents. Thomas Wake (Dafoe), bourru, expérimenté, volontiers volubile, passe ses nuits de garde tout en haut du phare, fasciné par sa lumière, tandis que Efraim Winslow (Pattinson) se charge des corvées de jour. Les deux se retrouvent à l’heure du repas chaque soir, un rituel auquel Wake tient particulièrement.
Il faut souligner la mise en scène érudite d’Eggers qui, à l’instar de son précédent long, ne laisse rien au hasard. Cela pourrait paraître, pour certains, écrasant de maîtrise. Mais il sait que tout le caractère de son film, sa raison d’être et sa beauté cachée, tient à son atmosphère. Lui et son équipe ont travaillé dur pour construire ce phare de toute pièce en Nouvelle-Ecosse, pour composer ces dialogues empruntés à Herman Melville et Robert Louis Stevenson, rendre à l’écran cet amas de matières et textures et cette symphonie des sons du large. L’environnement est palpable dans la salle, on sent presque les embruns, le sel, mais aussi la pisse et l’alcool de ces hommes enfermés trop longtemps.
2019 Copyrights A24, Universal Pictures International France
Le huis-clos et le mythe
Si l’horizon semble ouvert, c’est bien un huis-clos qui est ici mis en scène. Et peu à peu le glissement vers la folie paraît naturel, tant le cinéaste aura méticuleusement pris soin de nous faire ressentir ce que vivent ces hommes fatigués. Winslow traîne un traumatisme et il projette dans une amulette toute sa frustration, sa misère sexuelle. Ici intervient, après le mythe de la sorcière, celui de la sirène qui entraîne les marins à leur propre perte.
De ce récit qui semble au départ très concret, très documenté sur ce métier particulier de gardien de phare, comme à la lecture d’un Melville ou des Travailleurs de la mer de Victor Hugo ; Eggers fait peu à peu planer l’ombre de Lovecraft. S’il approche du fantastique par endroits, il refuse de donner les clés au spectateur et travaille le mystère avec une ferveur admirable, dans les ténèbres et la lumière, aveuglante lumière.
The Lighthouse, encore un grand film
On se rappelle parfois de Cold Skin, de Xavier Gens, sorti en France directement en vidéo. Mais à l’inverse Eggers ne sacrifie rien au spectaculaire, et préfère l’atmosphère, l’hypnose même de ce récit qui avance au gré du son inquiétant d’une corne de brume.
2019 Copyrights A24, Universal Pictures International France
Le format de l’image (1.19/1) et son noir et blanc travaillé, dès l’optique, pour ressembler aux photographies orthochromatiques de la fin du 19ème, charrie tout un univers de cinéma muet, celui qui s’aventurait à l’extérieur et mettait en scène les éléments (L’Enfer blanc du Piz Palü, de Georg Wilhelm Pabst ; A travers l’orage, de David W. Griffith…). Ce fétichisme pour le grain et l’argentique est sûrement la condition sine qua none pour être emporté par l’œuvre. Aussi documenté soit-il, jusque dans les lourds vêtements que portent les deux travailleurs comme une armure les protégeant des éléments, le film n’est pas un cours magistral sur la vie dans un phare à cette époque. Il est une œuvre d’art qui réfléchit aux impressions et sensations qu’elle délivre, aux sentiments qu’elle laisse au spectateur à la sortie et à la manière dont elle se déploiera plus tard dans son esprit. La marque d’un auteur prometteur.
Critique : Franck Lalieux
Sorties de la semaine du 18 décembre 2019
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