Au-delà de la chronique sociale, Ouistreham interroge subtilement sur l’exploitation de la misère sociale comme terreau de culture par le clan des intellectuels.
Synopsis : Marianne Winckler, écrivaine, décide de se transformer en demandeuse d’emploi. Durant six mois, elle partage le quotidien des femmes qui alternent emplois précaires et périodes de chômage.
Plus de dix ans après Le quai d’Ouistreham devient un film
Critique : En 2010, Florence Aubenas publie Le quai de Ouistreham. Cet ouvrage est le résultat d’une enquête au cours de laquelle la journaliste d’investigation se met dans la peau de l’une de ces travailleuses précaires qui courent, en horaires décalés, de petits boulots en petits boulots sans pouvoir en vivre correctement. Craignant une déformation de ses propos, elle refuse, dans un premier temps toute idée d’adaptation cinématographique jusqu’à ce que l’insistance de Juliette Binoche et la prise en main du projet par Emmanuel Carrère, plus écrivain que réalisateur à qui l’on doit quand même le documentaire Retour à Kotelnitch (2003) et La moustache (2005), viennent à bout de ses réticences. A juste titre !
Javelle et entretien d’embauche
Le réalisateur pose sa caméra à Caen, une ville moyenne, pourvoyeuse de nombreux jobs de manutention et d’entretien, en raison de l’intensité de son activité maritime en la France et l’Angleterre. C’est donc là que s’installe Claire (Juliette Binoche qui, dépouillée de tous artifices, se fond sans décalage dans cet impressionnant casting d’authentiques nettoyeuses), dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que quittée par son mari, elle doit se reconstruire une vie et surtout trouver un emploi au plus vite.
Le conseiller de pôle emploi, débordé et peu empathique, lui conseille de s’orienter vers le secteur de la propreté « là, où l’on ne risque pas la délocalisation et où l’avenir est assuré ». Il lui faut cependant suivre une formation, faire preuve d’une disponibilité à toute épreuve et surtout se montrer toujours joviale et enjouée auprès de prestataires peu scrupuleux qui lui feront l’honneur de lui accorder quelques heures de travail ici ou là.
Un hymne à la solidarité, à l’entraide et à l’amitié
Malgré la dureté des conditions de travail, Claire découvre avec plaisir la force de la solidarité. Des liens d’amitié et de respect se tissent avec quelques-unes de ses collègues qui l’orientent vers un nouveau travail, un peu plus rémunérateur. Le nettoyage chronométré des cabines des bateaux qui font la liaison Caen/Portsmouth, le temps du déchargement des voyageurs qui arrivent et du chargement de ceux qui partent. Une cadence infernale qui oblige à un resserrement encore plus intense de l’entraide et de l’amitié, tout particulièrement avec Christèle (Hélène Lambert), une personnalité entière et attachante qui, confrontée à la difficulté quotidienne d’élever seule ses enfants, n’a pas l’habitude de s’en laisser conter. Comment cette femme sincère et généreuse pourrait accepter ce qui s’apparente à une trahison de la part de Claire ? En effet, jetant aux orties son faux uniforme de prolo, la voilà qui se révèle sous le faste de l’écrivaine parisienne, avant tout désireuse de se nourrir des difficultés des plus défavorisés pour alimenter le contenu de son prochain livre.
Sans misérabilisme, un constat social effrayant
Si Emmanuel Carrère dresse un constat social effrayant mais jamais misérabiliste, riche de la vibrante humanité de ses actrices (toutes non professionnelles et d’une incroyable justesse qui ont inspiré le récit de Florence Aubenas), il s’intéresse aussi aux questions morales induites par la rapacité de ceux qui puisent leur inspiration à l’aune de la détresse des autres. Il n’y répond que partiellement mais profite habilement de ce changement de registre pour accorder à son récit la tonalité inattendue d’un film à suspense. Enfin, il convient de noter la prestation épatante de Hélène Lambert, actrice non professionnelle dont la précision de l’interprétation n’a rien à envier à celle de sa célèbre partenaire de jeu.
Oscillant entre documentaire et fiction, Ouistreham ouvre une réflexion sensible mais rarement abordée au cinéma sur la corrélation entre la réalité et l’art.
Sorties de la semaine du 12 janvier 2022
Ouistreham. Design : Le Cercle Noir pour Fidelio. Photo de Christine Tamalet. © 2021 Curiosa Films, Cinéfrance Studios. Tous droits réservés.