Traversée de fulgurances, Madre est une œuvre ambiguë qui distille un léger malaise, tout en imposant le talent d’une grande actrice, Marta Nieto. A découvrir.
Synopsis : Dix ans se sont écoulés depuis que le fils d’Elena, alors âgé de 6 ans, a disparu. Dix ans depuis ce coup de téléphone où seul et perdu sur une plage des Landes, il lui disait qu’il ne trouvait plus son père. Aujourd’hui, Elena y vit et y travaille dans un restaurant de bord de mer. Dévastée depuis ce tragique épisode, sa vie suit son cours tant bien que mal. Jusqu’à ce jour où elle rencontre un adolescent qui lui rappelle furieusement son fils disparu…
La version longue d’un court-métrage primé
Critique : Déjà auréolé de l’excellente réception de son thriller Que dios nos perdone (2016), le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen choisit de tourner dans la foulée le court-métrage Madre (2017) constitué d’un long plan-séquence mémorable où une mère de famille reçoit l’appel téléphonique de son petit enfant perdu et apparemment abandonné par son père. En très peu de temps, le réalisateur est parvenu à créer une situation stressante qui laisse le spectateur pantois. Célébré dans des festivals, ce concentré d’angoisse a même été nommé à l’Oscar du meilleur court-métrage. De quoi pousser Sorogoyen à poursuivre l’aventure par le biais d’un long-métrage, tourné en 2019.
Le défi pour Sorogoyen était de partir d’un court qui amenait le spectateur sur la piste d’un thriller (qu’est-il arrivé au gamin ? A-t-il été enlevé ? Est-il seulement perdu ?) pour finalement l’amener vers d’autres sentiers, sans doute moins balisés. Avec cette version étendue de Madre, Sorogoyen démarre donc son film par un fameux plan-séquence de treize minutes où la tension est à son comble. Aussi réussie que l’originale, cette séquence introductive ne peut que ravir tant elle part d’un postulat quotidien pour nous amener vers l’angoisse ultime : celle d’assister impuissant à la disparition de sa progéniture, par le biais du téléphone. La séquence, incroyable de tension est portée à un paroxysme par l’interprétation habitée de Marta Nieto.
Un drame intime qui déjoue les attentes des spectateurs
Après un tel début, il était difficile de poursuivre, d’autant que le cinéaste effectue une ellipse d’une dizaine d’années. Pire, Sorogoyen se refuse à aller dans la direction attendue et abandonne ainsi le style du thriller pour suivre la destinée tragique d’une femme qui ne parvient pas à passer à autre chose après le trauma initial de la première séquence. Dès lors, le cinéaste instaure une atmosphère étrange qui rappelle d’ailleurs celle d’un film comme Sous le sable de François Ozon (2000). Ainsi, il développe une intrigue entièrement basée sur l’éventuelle folie de cette femme perdue. Lorsqu’elle rencontre l’adolescent joué avec talent par Jules Porier, on se demande si elle pense vraiment qu’il peut s’agir de son fils ou si cette idée l’aide seulement à survivre.
Là où Sorogoyen risque de déstabiliser le grand public, avide de réponses claires et de situations sans ambiguïtés, c’est qu’il joue sans cesse avec l’incertitude des situations. Ainsi, le spectateur doit se faire son propre avis, sans que le cinéaste impose quoi que ce soit. Il développe alors une incroyable histoire d’amour entre une femme mûre et un adolescent, franchissant même la barrière éventuelle de l’inceste – même symbolique.
Au bout du tunnel, la renaissance ?
En réalité, Madre analyse surtout la renaissance d’une femme brisée par un drame qu’elle revit en permanence dans son sommeil. Marchant tel un zombi sur la plage où a disparu son fils (mais est-ce bien cette plage-là ?), la mère brisée ne parvient pas à passer à autre chose et reste bloquée dans une situation traumatique inextricable. Grâce à son amour trouble pour l’adolescent, elle parviendra progressivement à accepter la disparition de son fils et peut-être à trouver la lumière au bout du tunnel. Pour cela, elle doit d’abord revivre la séquence traumatique, en parvenant cette fois à rejoindre l’adolescent qui l’appelle à l’aide. La boucle est ainsi bouclée pour elle, même si cela demeure symbolique.
Volontairement déstabilisant, parfois un peu long dans sa progression, Madre bénéficie d’une réalisation toujours maîtrisée, jalonnée de moments forts, généralement tournés en plans-séquences. Sorogoyen s’appuie sur l’interprétation magistrale de Maria Nieto qui prouve toute l’étendue de son registre dans un rôle ambigu vraiment pas facile. Elle illumine de sa présence cette œuvre finalement assez inconfortable. Face à elle, Jules Porier est tout à fait à sa place. On apprécie également la prestation d’Anne Consigny en mère sur le qui-vive et qui sent sa famille se déliter petit à petit.
Sorti en France au mois de juillet 2020 en pleine pandémie mondiale de la Covid-19, Madre n’est pas parvenu à fédérer un large public avec seulement 86 758 entrées sur tout le territoire. Le long-métrage perpétue donc une fois de plus cette indifférence des Français envers le cinéma espagnol dès lors qu’il n’est pas signé Almodóvar, ce qui est bien dommage.
Critique de Virgile Dumez