La violence faite aux femmes érigée en art visuel et expérience esthétique, Limbo de Soi Cheang est une œuvre forte, radicale et brillante.
Synopsis : Dans les bas-fonds de Hong-Kong, un flic vétéran et son jeune supérieur doivent faire équipe pour arrêter un tueur qui s’attaque aux femmes, laissant leur main coupée pour seule signature. Quand toutes leurs pistes s’essoufflent, ils décident d’utiliser une jeune délinquante comme appât.
Critique : Virtuose, pugnace, sans concession. Limbo a marqué les festivals de la planète de par sa noirceur radicale. Depuis l’Etrange Festival en France ou le Festival de Sitgès en Espagne, en 2021, jusqu’à Reims Polar ou les Hallucinations Collectives, en 2023, c’est dans les manifestations dédiées au cinéma de genre que ce film de prodige, éminemment visuel et sensoriel, a surtout fait son chemin, glanant de nombreux prix sur son passage et une glaçante réputation de shocker.
Cette adaptation d’un roman chinois de Lei Mi n’est, dans sa narration, que peu originale au premier abord. Deux flics de générations, parcours de vie, et méthodes totalement antagonistes, enquêtent sur des meurtres commis sur des femmes, avec barbarie. Le thriller a le puanteur qui suinte la déviance et l’ambiance qui plombe la dopamine estivale. Une caractéristique empruntée aux thrillers des années 90 : Limbo plonge le spectateur dans les limbes de l’humanité, les tréfonds de l’âme et la bestialité humaine, comme en son temps Le silence des Agneaux de Jonathan Demme (1991).
Limbo de Soi Cheang expose le thriller urbain à la démence
Le film de Soi Cheang (la trilogie de blockbusters chinois The Monkey King aux centaines de millions de dollars de recettes) possède toutefois de nombreux atouts qui le distinguent du tout venant des ersatz post-Seven (le nihilisme du classique fondateur de David Fincher est présent à bien des strates de cette enquête poisseuse dans la barbarie). Sa photographie glauque, mais pourtant esthétique, met en lumière les ténèbres d’une mégalopole déliquescente, où la crasse a englouti la zone périphérique de ses déchets. Un macrocosme d’ordures où la monstruosité frappe avec ignominie.
L’ambiance évoque parfois le Mad God de Phil Tippett. Les deux œuvres sont des expériences dans l’horreur, le jusqu’au-boutisme d’auteurs visionnaires et la perversion artistique qui comble la rétine dans la pestilence. Le sujet est lui bien différent. Son urbanisme et son architecture d’anticipation, celle d’une dégénérescence sociétale qui sert de matrice, évoque le Hong Kong du cinéaste, mais aussi l’inhumanité d’une Chine post-industrielle, ou le Japon dantesque des mangas désenchantés. La peinture de maître se fait l’écho d’une misogynie rampante abjecte, une marchandisation de l’humain abasourdi quand l’empathie n’est plus, la déchéance de l’individu écrasé dans le mouroir capitaliste, l’oppression intrinsèque du peuple qui étouffe dans un océan d’excréments.
Un thriller en noir et blanc d’une violence inouïe
Brillant dans la forme, son montage, et sa capacité à faire du décor l’objet d’un éblouissement, loin des surcouches numériques, Limbo fait mal. Trop probablement, à une époque aseptisée dans le rapport aux femmes. Ici, la femme, délinquante, droguée… est une victime qui encaisse une violence insoutenable, jusque dans son traitement par la police pour des raisons développées par l’auteur. Le seuil de la souffrance retranscrit à l’écran ne passe pas toujours. Une scène de viol est particulièrement difficilement supportable, en particulier en 2023, dans une société qui a justement érigé la violence faite aux femmes comme une cause nationale.
Nous ne voulons plus voir l’insupportable, même pour témoigner contre. Or, Limbo le terrible maltraite le spectateur insidieusement, jusqu’à un final paroxysmique qui arrache un peu plus d’horreur au malaise. C’est inouï, mais brillant. C’est surtout interdit aux moins de 16 ans. Aisément.
Les sorties de la semaine du 12 juillet 2023
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Les films en noir et blanc, Les violences policières au cinéma, Reims Polar 2023, Choc, Cinéma chinois, Cinéma hongkongais, Trash, Thriller asiatique