Les voyages de Gulliver est le deuxième long-métrage animé de l’histoire du cinéma. Malgré sa trahison de l’œuvre de Swift, il constitue un spectacle pour enfants drôle, poétique et séduisant.
Synopsis : Une nuit de forte tempête, un navire coule et Gulliver, l’un des marins, réussit à atteindre une plage où il s’endort, épuisé. Un veilleur de nuit du royaume des nains de Lilliput le découvre et part avertir son roi. Celui-ci vient de se fâcher avec son voisin, le roi Bombo de Blefuscu, dont le fils David devait épouser sa fille Glory et depuis la guerre est déclarée entre les deux royaumes…
Un long-métrage animé destiné à concurrencer Disney
Critique : Grâce au succès remporté par leur petit personnage animé Koko le clown créé en 1916, les frères Max et Dave Fleischer ont pu mettre sur pied leur propre studio d’animation dès 1921 (Fleischer Studios). Au cours des années 20 et 30, ils sont en compétition constante avec un autre studio d’animation destiné aux enfants, à savoir Disney. Ils créent des cartoons aussi célèbres que ceux de Betty Boop et de Popeye qui leur permettent d’envisager l’avenir avec sérénité. Comme Disney, ils aimeraient franchir le pas du long-métrage, mais le studio Paramount qui diffuse leurs œuvres ne croit pas en la viabilité économique d’un tel produit nécessitant des années de travail.
En 1937, Blanche-Neige et les sept nains du concurrent Disney est le tout premier long-métrage d’animation à sortir sur les écrans du monde entier et c’est un véritable triomphe. De quoi rebattre les cartes et convaincre la Paramount de miser sur les frères Fleischer. Pour limiter la casse, les frangins s’emparent d’un personnage connu dans le monde entier, à savoir celui de Gulliver, d’après le livre sulfureux de Jonathan Swift. Toutefois, comme le film est destiné à un public enfantin, les Fleischer engagent une armée de scénaristes pour vider le livre de son contenu politique.
Un roman consciencieusement vidé de sa substance subversive
Malgré le pluriel de son titre, les fameuses tribulations de Gulliver sont réduites à un seul épisode du roman, à savoir celui du naufrage de son bateau sur l’île de Lilliput. A l’intérieur même de cet épisode, la plupart des péripéties ont été modifiées afin de constituer une histoire complète et plus simple à comprendre pour un jeune public. Exit donc les pointes d’absurde, l’humour déjanté, les passages rabelaisiens et tout le contenu politique subversif. Avec Les voyages de Gulliver, les frères Fleischer n’ont conservé que quelques moments emblématiques (Gulliver ficelé par les Lilliputiens, le géant qui traîne derrière lui les bateaux de la flotte ennemie) pour les insérer dans une intrigue basique.
Toutefois, si les auteurs ont clairement sacrifié l’essence du roman sur l’autel du commerce, il faut leur reconnaître un certain savoir-faire qui n’est pas loin d’égaler celui des studios Disney. Ainsi, l’animation par rotoscopie du géant Gulliver lui donne fière allure, tandis que la plupart des Lilliputiens arborent un design de cartoon. On peut toutefois critiquer le choix d’avoir donné une belle allure à la princesse et à son prince charmant alors que leurs parents sont représentés en cartoon. L’autre reproche vient de la volonté de se conformer au style établi par Disney dans son Blanche-Neige. Ainsi, l’emploi des chansons vient souvent casser la dynamique de l’intrigue et les mélodies semblent parfois calquées sur celles du dessin animé de l’oncle Walt. La chanson It’s a Hap-Hap-Happy Day ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à la ritournelle des nains (Whistle While You Work ou Siffler en travaillant pour la version française).
Un vibrant message de paix à l’aube de la Seconde Guerre mondiale
Pour autant, Les voyages de Gulliver conserve encore de nos jours un charme fou. Tout d’abord, l’animation est d’excellente tenue, les dessins s’avèrent d’une belle facture et les couleurs chatoyantes (du moins dans la version restaurée, à privilégier) font du spectacle un enchantement de chaque instant. L’intrigue développée est plutôt habile et on aime beaucoup l’idée des deux chansons des peuples adverses qui finissent par n’en former qu’une lors de la séquence finale. On peut également apprécier le message de paix qui sous-tend toute l’histoire. N’oublions pas que le film a été produit en pleine période troublée, aussi bien pour les Etats-Unis en pleine dépression économique, mais aussi pour le reste du monde où l’on sent poindre le spectre de la guerre.
Les frères Fleischer se servent donc de ce joli dessin animé aux gags nombreux et à la poésie visuelle flamboyante pour faire passer leur message de paix aux gamins du monde entier. Ironiquement, si le long-métrage est bien sorti avant la guerre aux Etats-Unis – qui ne sont entrés dans le conflit qu’en 1941 – les petits spectateurs français ont dû patienter jusqu’au mois de décembre 1944 pour le découvrir. Les voyages de Gulliver a d’ailleurs eu bien du mal à se rentabiliser. Cela n’a pas empêché les frères Fleischer de récidiver avec Douce et Criquet s’aimaient d’amour tendre (1941) qui, lui, a connu un terrible échec commercial, obligeant les frangins à vendre leur studio.
Un dessin animé tombé dans le domaine public, mais récemment restauré
Les voyages de Gulliver, malgré ses quelques petits défauts, représente donc le sommet de la production d’un studio qui allait être balayé dans les années 40, contrairement à un certain Disney. Tombé dans le domaine public par non-renouvellement du copyright, le long-métrage a fait l’objet d’un nombre considérable d’éditions en DVD, certaines proposant des copies délavées et scandaleusement détériorées. On ne saurait trop vous conseiller d’opter pour le Mediabook édité par Sidonis Calysta. Si le long-métrage mis en avant est surtout le film Les voyages de Gulliver de Jack Sher, le dessin animé des frères Fleischer est proposé en bonus dans une copie restaurée, certes imparfaite, mais qui propose le meilleur rendu actuellement sur le marché.
Critique du film : Virgile Dumez