Evocation du génocide en Terre de Feu, Les colons est une œuvre à la fois contemplative et violente portée par des images superbes et dénonçant l’oubli autour de ces événements fondateurs de la nation chilienne.
Synopsis : Terre de Feu, République du Chili, 1901. Un territoire immense, fertile, que l’aristocratie blanche cherche à « civiliser ». Trois cavaliers sont engagés par un riche propriétaire terrien, José Menendez, pour déposséder les populations autochtones de leurs terres et ouvrir une route vers l’Atlantique. Sous les ordres du lieutenant MacLennan, un soldat britannique, et d’un mercenaire américain, le jeune métis chilien, Segundo, découvre le prix de la construction d’une jeune nation, celui du sang et du mensonge.
Retour sur le génocide du peuple Selk’nam
Critique : L’ancien monteur chilien Felipe Gálvez Haberle a déjà fait parler de lui au Chili par son court métrage Rapaz (2018) qui a suscité des débats houleux à propos de la violence de la société chilienne contemporaine. Pour son premier long qu’il a mis plus de huit ans à monter – multipliant au passage les coproducteurs afin de compléter le budget – le réalisateur novice s’attaque à un sujet historique encore polémique, à savoir le génocide commis par les Chiliens sur le peuple indigène Selk’nam, plus connu sous le nom d’Onas en Europe.
Avec Les colons (2023), le cinéaste entend donc interroger son propre peuple sur ses responsabilités dans des horreurs commises en Terre de Feu au début du 20ème siècle, à savoir l’expropriation des Amérindiens de leurs terres et leur élimination pure et simple à l’aide de chasseurs de primes sans foi ni loi. Alors que des documents accablants sont sortis des limbes de l’Histoire depuis maintenant une quinzaine d’années, le gouvernement chilien n’entend pas reconnaître ses responsabilités dans ce qui s’avère être une épuration ethnique de grande ampleur visant à remplacer une population autochtone par des colons blancs et chrétiens.
Une épuration validée par l’aristocratie et l’Eglise
Avec Les colons, Felipe Gálvez Haberle dénonce donc l’implication de la famille Menéndez qui possède encore actuellement les terres situées dans cette partie reculée du monde, compliquant d’ailleurs les prises de vues du film. Mais loin de n’accuser qu’une seule famille, le réalisateur s’en prend également au gouvernement qui a couvert de tels agissements, voire les a encouragé, ainsi qu’à l’Eglise catholique qui y voyait un moyen d’assurer sa suprématie dans la région.
De manière très polémique, le cinéaste raconte la naissance d’une nation dans le sang, puis le déni le plus total. Pour cela, il a scindé son film en deux parties distinctes. Tout d’abord, le spectateur accompagne un trio dans son périple sanglant au cœur de la Terre de Feu. Parmi eux se trouve un métis – Camilo Arancibia, à la dignité silencieuse – qui guide les mercenaires au cœur de cette contrée hostile. En tant que métis, il est méprisé par les Blancs, mais aussi rejeté par les siens. Ainsi, il va servir de témoin des massacres perpétrés par ses compagnons de route.
Naissance d’une nation
Si le film s’appuie sur un rythme lent, proche de la contemplation – dans un style assez proche de celui du beau Godland (Hlynur Pálmason, 2022) – le cinéaste n’hésite pas à convoquer la violence la plus froide pour signifier l’horreur de la situation. Certes, il ne montre jamais vraiment l’acte violent à l’image, mais il filme sans ciller les résultats des massacres et autres violations des droits humains. Dans Les colons, la vie humaine n’a donc aucune autre valeur que marchande. Ainsi, lorsqu’un ouvrier blanc se blesse gravement au bras, le contremaître n’hésite pas à l’exécuter sur place. Une attitude aussi radicale envers un compatriote blanc laisse imaginer le déferlement de violence possible sur les indigènes. Ainsi, le spectateur assistera à un viol odieux, mais aussi à la mort d’une tribu entière (le tout filmé dans le brouillard, offrant un contrepoint onirique à une situation pourtant monstrueuse).
Au bout d’une heure, Felipe Gálvez Haberle ose une ellipse radicale qui nous propulse sept ans plus tard. Il ausculte dès lors l’enquête menée par un agent du gouvernement sur ces massacres. Dès cet instant, les faits bruts sont supplantés par les mots, mais le constat demeure identique. Les grands propriétaires terriens ont bâti leur fortune sur les cendres des peuples autochtones et rien ne viendra troubler le repos de leur âme, persuadés d’avoir œuvré pour le bien, le tout sous l’assentiment de l’Eglise. Durant cette seconde partie plus intellectuelle, Les colons démonte le mythe d’une nation chilienne unie, pour mieux rappeler que toute cette histoire s’est construite sur le sang d’un peuple éradiqué.
Un premier film valeureux qui a rencontré son public
Réalisé avec un certain talent pour la création d’une ambiance à la fois brutale et poétique (grâce à une photographie splendide qui magnifie les paysages de la Terre de Feu), Les colons s’impose donc comme un premier film valeureux et même courageux dans son propos qui invite à réfléchir aux racines des nations sud-américaines. Très politique, le long métrage milite également contre l’oubli généralisé d’une histoire qui n’est toujours pas enseignée dans les écoles chiliennes à l’heure où sont écrites ces lignes. On peut sans doute lui reprocher une interprétation générale un peu faiblarde, si l’on excepte la prestation impeccable du vieux routier Alfredo Castro.
Film radical dans son approche d’un pur cinéma d’auteur, Les colons a d’abord fait le tour des grands festivals, décrochant le prix FIPRESCI à Cannes dans la section Un Certain Regard, puis a été diffusé en France par Dulac Distribution à partir du 20 décembre 2023. Il s’agissait d’une véritable contre-programmation alors que les fêtes de Noël battaient leur plein, mais le précédent de Godland, film assez similaire, a démontré la possibilité de toucher un public d’art et essai durant la période des festivités tout en tablant sur la longue durée au mois de janvier.
Le pari a été tenu haut la main avec 25 953 spectateurs sur 104 sites pour sa semaine d’investiture. Par la suite, le film historique et contemplatif a été maintenu à l’affiche durant plus de treize semaines, cumulant in fine 80 589 entrées sur toute la France. Un vrai beau succès d’art et essai, donc.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 20 décembre 2023
Acheter le film en DVD
Voir le film en VOD
Biographies +
Felipe Gálvez Haberle, Sam Spruell, Alfredo Castro, Mark Stanley, Camilo Arancibia, Benjamin Westfall
Mots clés
Cinéma chilien, Drame historique, Le colonialisme au cinéma, L’Amérique du Sud au cinéma