La Vie invisible d’Eurídice Gusmão est un très beau mélodrame distancé et une œuvre majeure du cinéma brésilien qui n’a pas volé son prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 2019.
Synopsis : Rio de Janeiro, 1950. Eurídice, 18 ans, et Guida, 20 ans, sont deux sœurs inséparables. Elles vivent chez leurs parents et rêvent, l’une d’une carrière de pianiste, l’autre du grand amour. À cause de leur père, les deux sœurs vont devoir construire leurs vies l’une sans l’autre. Séparées, elles prendront en main leur destin, sans jamais renoncer à se retrouver.
Portrait de femmes sous influence
Critique : Karim Aïnouz avait été révélé par Madame Sata (Un Certain Regard 2002), plongée dans les bas quartiers de Rio dans les années 30, dans lequel il combinait réalisme et lyrisme. Les films qui ont suivi ont peu attiré l’attention, mais le cinéaste effectue un beau retour avec ce mélodrame stylisé, adapté d’un roman éponyme de Martha Batalha publié en 2015. Si la trame est linéaire et respecte une chronologie se déroulant essentiellement dans les années 50, le réalisateur choisit les plans longs pour les moments fondamentaux de l’existence des deux sœurs et s’accorde quelques élégantes ellipses qui ne nuisent en rien à la clarté du récit et permettent d’évacuer le pathos inhérent aux sagas familiales (décès, séparations…). À la base, Karim Aïnouz a greffé le matériau du livre à son propre vécu, son enfance ayant eu lieu dans une famille matriarcale où les hommes étaient partis ou absents, et ce dans un contexte de misogynie institutionnalisée.
Mais son récit s’attarde davantage sur les difficultés des femmes à quitter leur statut de mère de famille et d’épouse soumise quand la société les cantonne à vivre dans l’ombre des hommes. Les déboires du « devoir conjugal », l’absence de contraception ou la pénalisation de l’avortement sont ici abordés sans détours, Karim Aïnouz et ses coscénaristes ayant choisi des archétypes de femmes assignées à des rôles déterminés. Ana, la mère, est la victime d’un mari autoritaire et borné, et ne pourra rien pour le bonheur de ses filles : Eurídice, musicienne frustrée et mal mariée, n’a pas eu le courage de sa sœur Guida, condamnée toutefois à la marginalité à cause de son statut de mère célibataire ; Zelia, la cousine, s’accommode du confort matériel que lui procure son époux, tout en semblant avoir une vie extraconjugale pour assouvir ses désirs ; quant à Filomena, l’ex-prostituée devenue nounou, elle vit désormais dans un univers essentiellement féminin.
La Vie invisible d’Eurídice Gusmão est un puissant mélodrame
On comprendra que les hommes n’ont pas le beau rôle, le machisme de Manuel et d’Antenor n’ayant d’égal que le caractère superficiel de Yorgos, le marin séducteur. C’est un peu la limite du film, de se complaire dans un féminisme démonstratif et manichéen, un défaut que même Agnès Varda n’avait pas su éviter dans L’Une chante, l’autre pas. Mais cela n’enlève rien à la puissance de cette œuvre qui mêle avec finesse romanesque et distanciation, à l’instar du meilleur cinéma de Fassbinder, tout en s’inscrivant dans la lignée des films axés autour de tragédies familiales, de Mirage de la vie de Douglas Sirk au récent So Long, My Son de Wang Xiaoshuai. Et rarement le récit d’une relation entre deux sœurs n’avait autant ému au grand écran : le métrage de Karim Aïnouz est cependant plus proche de la poésie flamboyante des Deux orphelines de David W. Griffith que du ton lacrymal de La Couleur pourpre de Steven Spielberg.
« Les télénovelas ont édulcoré et banalisé la notion de mélodrame. Pourtant, ces programmes émeuvent des millions de téléspectateurs chaque jour, ce qui en prouve la puissance. J’ai voulu célébrer le mélodrame et me servir de son esthétisme pour dessiner une critique sociale de notre époque, une critique visuellement splendide et tragique, grandiose et crue. Je voulais créer une histoire qui mette en lumière un chapitre invisible de l’histoire des femmes », a déclaré le réalisateur. Son pari est réussi. Bien épaulé par des techniciens brillants dont la directrice de la photo Hélène Louvart, Karim Aïnouz tire en outre le meilleur d’actrices en osmose avec son projet, de Carol Duarte et Julia Stockler interprétant les deux sœurs à Fernanda Montenegro (Central do Brasil), impériale dans le rôle d’Eurídice âgée.
Critique de Gérard Crespo