Dans La nuit du verre d’eau, Carlos Chahine, né en 1959 au Liban, explore le destin d’une femme soumise au patriarcat et retrace l’histoire de son pays qui, promis à une harmonie multiconfessionnelle, s’est perdu dans le dédale du conservatisme religieux.
Synopsis : 1958 au Liban. Trois sœurs, de la bonne société chrétienne libanaise, doivent s’opposer aux traditions de leur pays dans un Beyrouth agité. L’aînée, Layla, mère de famille, fait la connaissance d’un jeune français, René avec qui elle vit une idylle interdite.
Critique : Tiraillé entre le Liban, son pays d’origine, qu’il quitte à l’âge de 16 ans et la France, son pays d’adoption, Carlos Chahine trouve, à travers le cinéma, le meilleur exutoire pour raconter l’inconfort d’appartenir à une autre région du monde que celle dans laquelle on vit.
La nuit du verre d’eau, le Liban des années 50 par un cinéaste exilé
Il démarre l’intrigue de son film en 1958, période charnière de cette toute nouvelle république qui a acquis son indépendance quinze auparavant. S’installe un équilibre tacite entre les différentes religions. Plus rien ne semble devoir s’opposer à la construction d’un état moderne, peuplé de gens cultivés, désireux d’essor économique et d’harmonie. Mais, dès 1958, des troubles politiques et religieux débouchent sur une crise majeure et ruinent une grande partie des espoirs de progrès qu’ils soient sociaux, culturels ou économiques. C’est dans ce contexte que les protagonistes de La nuit du verre d’eau, issus d’une famille aisée de la bourgeoisie libanaise, posent leurs bagages dans un village isolé, au milieu de paysages grandioses dont la beauté aride protège autant qu’elle étouffe. Le parallèle entre le sort de cette nation sacrifiée après tant de belles promesses avec le destin des mères et des femmes universellement soumises au bon vouloir des hommes, se dessine peu à peu, autour du destin de trois sœurs.
Layla (Marilyne Naaman), l’aînée est mariée avec un homme riche, éduqué, qui la traite bien et l’aime sincèrement mais elle ne l’a pas choisi ; il ne lui plaît pas et elle supporte difficilement qu’il la touche. Elle bénéficie cependant d’une certaine autonomie puisqu’elle conduit sa voiture. L’arrivée de René, un jeune médecin français (Pierre Rochefort), doux et tendre, étranger aux codes masculins orientaux accompagné de sa mère (Nathalie Baye), symbole d’une liberté morale et sexuelle à laquelle elle n’est pas habituée, l’incite faire un pas vers une émancipation qu’elle n’avait jamais envisagée jusqu’alors, même si elle doit mettre en péril sa relation fusionnelle avec son fils Charles, 8 ans, qui considère lui aussi que sa mère lui appartient. Témoins du changement chez leur aînée, les cadettes s’interrogent également sur leur avenir. Eva, la plus docile, s’apprête à être mariée, tandis que Nada, rebelle dans l’âme, est amoureuse d’un jeune ouvrier. Son père horrifié par l’éventualité d’une telle mésalliance, chassera toute la famille du jeune homme hors du village. Enfin, dans ce lieu retiré, la population chrétienne est dominante et les musulmans se plaignent de la façon dont ils sont traités et décident, pour certains, de partir. Autant de troubles qui modifient les comportements se modifient et libèrent les actes. Mais jusqu’où ?
Des héroïnes belles et énigmatiques au temps du patriarcat
Le temps de poser ses jalons, le film se promène avec indolence entre documentaire historique et chronique sociale, semblant hésiter sur la voie à suivre. Une fois ces quelques instants de flottement passés, le voilà qui prend un tournant délicieusement romanesque tout juste amplifié par les bruits de la révolte qui grondent au loin. Avec élégance, la caméra s’attarde sur la grâce de ces héroïnes aussi belles et énigmatiques que la nature qui les entoure, et restitue avec une touchante délicatesse toute la sensualité de l’amour naissant entre la superbe Marilyne Naaman et l’attentionné Pierre Rochefort. Malgré la situation tendue, il se dégage de l’ensemble une surprenante sensation de douceur. Même les hommes, pourtant détenteurs de tous les pouvoirs mais pris au piège d’une féodalité qu’il perpétue par habitude, ne ressemblent pas à des despotes. La relation tendre mais possessive qui lie Layla à son jeune fils, héritier de la tradition, confirme que ce joug ancestral, se veut plus salvateur qu’oppressant.
Bon nombre de réalisateurs se sont emparés du thème du patriarcat. Peu ont choisi, comme Carlos Chahine, de l’envelopper dans un tel écrin d’aménité. En cela La nuit du verre d’eau est une œuvre forte et singulière.
Critique : Claudine Levanneur
Sorties de la semaine du 14 juin 2023
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Carlos Chahine, Nathalie Baye, Pierre Rochefort, Marilyne Naaman