Avec Damnation, Béla Tarr nous livre sa définition du 7e art, la plus belle et la plus triste. Virtuose et fascinant, un chef-d’œuvre.
Synopsis : Damnation ou le désespoir de Karrer, un homme coupé du monde, rongé par la solitude, qui passe son temps à contempler par la fenêtre de sa chambre le défilé aérien de bennes suspendues à des câbles. Amoureux d’une chanteuse mariée, lunatique et infidèle, il va sombrer dans une mélancolie destructrice qui va l’éloigner à jamais de la rédemption à laquelle il aspire.
Affiche 2022 Carlotta Distribution
Critique : Béla Tarr est un drôle d’artiste. Un génie à l’art radical reconnu tardivement puisqu’il officie depuis les années 70, mais ce n’est qu’en 2003 que les Français l’ont découvert, avec son film le plus abouti Les Harmonies Werckmeister, l’une des œuvres majeures du début de millénaire.
Tarr le guerrier de l’image
Célèbre pour ses sautes d’humeur, son pointillisme, ses exigences artistiques, le cinéaste hongrois a même abandonné le tournage coûteux de son film L’homme de Londres, en 2005, après le suicide de son producteur, l’ancien acteur rebelle Hubert Balsan, refusant toutes les propositions alternatives des producteurs et se mettant le monde du cinéma français sur le dos, confortant ainsi cette image de cinéaste maudit et intransigeant qui sied si bien à la mélancolie désespérante de son cinéma.
© Hungarian Film Institute, Hungarian Television, Mokép, Arbelos Films
Damnation, réalisé en 1987, sortira un mois après la déroute de L’homme de Londres, dans un contexte où l’on s’intéresse enfin au patrimoine de l’artiste provocateur. Le distributeur Pierre Grise, indépendant émérite, qui périclita en 2009, avait lui-même révélé l’immensité du cinéaste en distribuant Les harmonies Werckmeister. Il était donc logique qu’il exploite en salle l’œuvre ancienne la plus abordable de Tarr le guerrier de l’image.
Damnation, premier titre d’un triptyque contemplatif
Avec Damnation, le cinéaste change de style par rapport à ses cinq œuvres antérieures et trouve le ton pour lequel il sera célébré. Il se détourne des narrations classiques pour imposer une approche contemplative où le temps devient marque de son empreinte les décors, la peau des personnages, mais aussi la météorologie maussade dans la temporalité même du montage. Cela sera également le sens qu’il suivra dans ces deux films postérieurs, Satantango et Les harmonies Werckmeister.
Ainsi, Béla Tarr, accompagné par son épouse Ágnes Hranitzky au montage, laisse le temps s’appesantir sur les objets, les corps, les paysages ou matériaux, avec une insistance qui fige l’instant dans l’éternité intemporel. Tarr multiplie les glissements de focalisation, les passages d’une toile à l’autre – chaque plan étant un tableau naturaliste fouillé et sublime – en faisant du travelling son allié, lui permettant d’imposer un montage à la main, tout en délicatesse, où chaque détail est pris en compte.
© Hungarian Film Institute, Hungarian Television, Mokép, Arbelos Films
Déjà la fin des temps
Le réalisateur aime s’attarder sur les paysages obscurs battus par la pluie, les chemins boueux, les bistrots de campagne où règne le chaos de l’ivresse. La lenteur de sa caméra devient langueur, débarrassant la toile de tout repère géographique et temporel.
L’ennui des uns, qui n’y verront qu’opacité, devient errance poétique et métaphysique dans un microcosme artistique aux allures de no man’s land crépusculaire où l’humanité est malmenée. Ne serait-ce pas la fin des temps, si cher à un cinéaste obsédé par l’apocalypse, jusqu’à son ultime métrage, Le cheval de Turin, en 2011?
Béla Tarr, plasticien naturaliste des limbes
Aussi, ce sombre Damnation est plus qu’un film ; c’est une œuvre d’art à part entière, objet de perfection qu’on peut se contenter de contempler pendant deux heures. La narration y est a priori secondaire et les rares dialogues aussi. Pourtant l’écriture est loin d’y être anodine. Mais il est tellement plus aisé de se laisser bercer par la magnificence des plans séquences. Même la musique, pourtant à l’utilisation parcimonieuse, confine au sublime. L’intellectualisation de ce septième art prodige paraît de ce fait grossière face aux efforts plastiques du plasticien des limbes.
Pour ceux qui voudraient approfondir la filmographie de l’auteur hongrois, son paroxysme expérimental et contemplatif, Satantango, œuvre testament de plus de sept heures, objet filmique complètement fascinant et hypnotisant, est disponible en blu-ray chez Carlotta. L’éditeur distributeur proposera même, en avril 2022, de redécouvrir une nouvelle fois Damnation au cinéma, cette fois-ci dans une copie restaurée en 4K, accompagnée de deux œuvres plus méconnues, le rare L’outsider, et Le nid familial qui fut un temps proposé en DVD, à l’instar de Damnation, par Clavis Films.
Dans une société déliquescente en manque de repères, l’œuvre de Béla Tarr colle aux humeurs moroses d’un monde estomaqué. Et si le maître du temps avait encore des leçons à nous prodiguer? Il nous paraît toujours plus impératif de le redécouvrir.
Sorties de la semaine du 20 avril 2005
Affiche Pierre Grise Distribution – Sortie originale 2005