Sátántangó est une œuvre unique, époustouflante de grâce et de poésie. Un bijou qui a fait date, par l’un des génies de l’art visuel, Béla Tarr.
Synopsis : Dans un village perdu au cœur de la plaine hongroise, les habitants luttent quotidiennement contre le vent et l’incessante pluie d’automne. Dans la ferme collective démantelée et livrée à l’abandon, les complots vont bon train lorsqu’une rumeur annonce le retour de deux hommes passés pour morts. Bouleversés par cette nouvelle, certains habitants y voient l’arrivée d’un messie, d’autres celle de Satan…
Critique : Le cinéma d’auteur tient son film épique. Une production hongroise à la durée indécente de 7h29 dont chaque minute peut faire peur sur le papier, mais qui se savoure à l’écran dans son intégralité tant sa beauté est prodigieuse : Sátántangó.
Longtemps resté inédit en France où il connut une sortie furtive grâce au succès récent des Harmonies Werckmeister, ce monument de mélancolie s’avère aussi fort et prégnant que le dernier long de Béla Tarr, son auteur génial. On y retrouve le même noir et blanc atmosphérique, la même distance narrative face aux préceptes du cinéma traditionnel.
Une œuvre fleuve qui explore des dimensions sensorielles insoupçonnables
Dans Sátántangó, l’échelle du temps y est étirée jusqu’à coller au temps de visionnage. Le spectateur contemple les marches des personnages dans des paysages de l’Est désolé, le long de chemins de terre boueux, crasseux. Sans fin. Une errance perpétuelle dans un no man’s land sans repères, naturaliste dans sa composition tactile et pourtant d’une force poétique crépusculaire qui le détache de la réalité. Béla Tarr filme le bistrot, la nature et ses arbres, la fuite de l’enfant et l’agonie cruelle du chat avec le même acharnement poétique.
Peu importe le fond narratif qui s’esquisse. La rumeur, la fuite, la cohabitation, l’anarchie prennent forme, mais c’est toujours un monde en berne que le cinéaste veut mettre en scène. Un monde sans religion, qui contemple sa propre mélancolie et son propre échec social. La communauté se désole et l’homme se mure pour échapper à lui-même (formidable plan-séquence où un vieillard s’emmure dans sa demeure délabrée).
Sátántangó est l’un des films les plus importants du septième art
Dans Sátántangó, soignant ses plans de manière maladive, chorégraphiant chaque mouvement dans un ensemble inlassablement statique, Tarr sublime sa caméra, la preuve même de son génie, capable de dévoiler l’incroyable, comme peu de cinéastes ont su le faire auparavant (Wojcieh Has et Tarkovski y sont également parvenus avec la même ingénuité et le même dévouement pictural). Aidé par le travail inestimable de son épouse, Ágnes Hranitzky, au montage, et coréalisatrice, il ne laisse rien au hasard dans ce chaotique fouillis de littérature où chaque plan est décortiqué avec la précision d’une plume, s’aventurant par le biais de l’ambiance sonore et visuelle particulièrement lourde et pesante sur les chemins exquis du fantastique crépusculaire et de l’anticipation.
N’ayons pas peur de dire que cette danse avec Satan est un pur chef-d’œuvre et qu’elle contient quelques-uns des plus beaux plans de l’histoire du cinéma, ces mêmes plans grandioses qui clôturaient les Tarkovski (le plan final de Nostalghia trouve ici écho lors d’une séquence dans une cathédrale abandonnée) se multiplient ici par dizaines.
Les amateurs d’art torturé et dépressif, typiquement soviétique, peuvent jubiler : après une sortie en DVD en 2006, chez Clavis Films, Sátántangó revient en version restaurée 4K, dans les salles, en février 2020. Une formidable initiative qui mérite d’être saluée pour son incroyable audace et pour sa dévotion aux beautés picturales méconnues du septième art.
Critique : Frédéric Mignard
Les sorties du mercredi 12 février 2020