Bianca étonne par son propos aussi bien que son traitement : Nanni Moretti y dévoile par un questionnement incessant les soubassements de notre société, sur laquelle il pose un vrai regard moral.
Synopsis : Michele Apicella, professeur de mathématiques, vient d’être muté au lycée Marilyn Monroe, établissement aux méthodes d’enseignement alternatives. Son passe-temps favori est d’observer la vie des gens, couples d’amis ou simples voisins, et de retranscrire leurs faits et gestes dans ses carnets. Doté d’une éthique ultra-exigeante, croyant à la fidélité absolue, Michele cherche la femme idéale. Mais lorsqu’il croit l’avoir trouvée en la personne de Bianca, professeur de français dans son établissement, il se met à paniquer. Pendant ce temps, certaines personnes de son entourage meurent dans des conditions mystérieuses…
Critique : Quatrième long-métrage de Moretti, Bianca est sorti en France en 1986, deux mois après l’Ours d’argent reçu par le cinéaste pour son film suivant, La messe est finie. L’auteur avait alors le vent en poupe.
Bianca met en scène son habituel alter ego, Michele, dans le rôle d’un professeur de mathématiques. Mais après avoir tourné des films aussi passionnants que foutraques, il choisit une forme d’apaisement : la caméra se pose davantage, le scénario est plus construit. À cet égard la première séquence, dans laquelle il purifie par le feu les éléments de sa salle de bains, peut aussi résonner comme une purification de son cinéma : la plongée verticale est un adieu aux excentricités. Pour autant, Bianca est tout sauf un film sage et si la manière devient plus classique, c’est pour mieux observer un monde en folie, agité de démons divers. Moretti ne se plie pas non plus aux codes d’un genre : il embrasse la comédie, la satire, le polar, le burlesque dans un même mouvement. En délaissant certaines pistes (l’oiseau tué du début), en en suspendant d’autres ( la recherche du meurtrier), le cinéaste fait preuve d’une audace déconcertante : la prolifération voulue ne cesse de surprendre, mais aussi de désarçonner.
Un monde aberrant
De quoi parle Bianca ? À travers le parcours de Michele, qui observe ses voisins (le début évoque Fenêtre sur Cour), intervient dans la vie de ses amis, enseigne dans une école (l’école Marilyn Monroe!) à la pédagogie étrange, et se trouve impliqué dans une série de meurtres, Moretti nous donne à voir un monde aberrant qui ne cesse de dysfonctionner : les couples se défont, ne veulent plus d’enfants, les professeurs doivent informer et non pas former, le génie est analphabète, etc. Tout y est faux, puisque les sentiments ne durent pas ; tout y est inversé, puisque les élèves en savent plus que leurs enseignants. Face au sérieux de ces adolescents, Michele se conduit comme un gamin bagarreur ; deux collégiens se marient, lui essaie de cacher sa liaison.
Regard d’un naïf moralisateur
Mais le protagoniste ne se contente pas d’un constat. Aussi égocentrique que moraliste, il cherche à comprendre et à réparer. De là ces interminables questionnements qu’il impose à ses amis ou à la femme qu’il aime, de là aussi la mise en fiche des gens. En bon professeur de mathématiques adorateur de la logique, Michele veut trouver et même imposer un ordre et une stabilité là où ne règne que le chaos. Au fond, c’est un idéaliste qui refuse de se plier à l’absurdité d’un monde que ne régit pas la morale. Pour lui, les autres se comportent de manière inconséquente. Son regard est celui d’un enfant (voir la scène où il pioche dans un gigantesque pot de pâte à tartiner) qui cherche à comprendre en questionnant sans fin.
Voyeur, fétichiste et… metteur en scène
Fondamentalement, Michele est un voyeur mais un voyeur d’un genre particulier : il observe les autres en se dissimulant parfois, le plus souvent en intervenant de manière très intrusive ; il se mêle constamment de la vie des autres, le plus étonnant étant l’acceptation générale qui provoque un décalage entre la mine contrite des gens et le ton inquisiteur du personnage. Et quand il séduit enfin, après des tentatives avortées et très drôles, il échoue à se comporter en adulte amoureux. C’est qu’il y a incompatibilité entre le rôle de spectateur et le rôle d’amant. À son tour d’être désarçonné par la réalité qui s’impose à lui et l’oblige à réviser son point de vue.
Il ne cache pas non plus son fétichisme : le goût des chaussures irrigue le film, jusqu’à la belle séquence des aveux qui voit passer un ballet très réglé de jambes et de souliers divers. Mais qu’on ne pense pas à l’usage que pouvait en faire un Buñuel dans son Journal d’une Femme de Chambre ; Moretti préfère en tirer une source de plaisanteries et une métaphore d’un monde complexe et indéchiffrable. Dans cette séquence, les chaussures arrivent comme une illustration du discours plus ou moins cohérent débité sous le regard consterné du policier, comme si Michele dirigeait leur surgissement. Et d’une certaine manière, c’est dans tout le film qu’on peut voir le protagoniste comme un metteur en scène qui essaie d’organiser et de contrôler un scénario qui lui échappe constamment : les acteurs se rebiffent, l’insultent même. Au fond, Moretti met en images son échec face au cinéma classique parfaitement maîtrisé. Sa voie est ailleurs, dans le débordement permanent, l’enregistrement du chaos, et la recherche d’un sens qui échappe perpétuellement.
D’abord une comédie
Qu’on ne déduise pas de ce qui précède que Bianca est une œuvre sérieuse et pontifiante : on y rit quelquefois, on y sourit souvent. Entre le directeur qui devient hilare sur commande, les idées saugrenues (il saute sur la seule fille qui n’est pas en couple sur la plage, guidé par sa logique étonnante), les situations cocasses, Moretti joue, un peu comme Jerry Lewis dont une photo apparaît dans le film, à épuiser les formes de comique. Et comme les grands burlesques, il crée un personnage aux attributs reconnaissables. Alors, même si Bianca n’est pas un chef-d’œuvre (il faudra attendre pour cela Journal intime), il possède suffisamment de qualités, en dehors de son ton inimitable, pour susciter un plaisir singulier et fin. Moretti s’y affirme en créateur original et puissant.
Sorties de la semaine du 16 avril 1986
Le test Blu-ray
Ce Blu-ray fait partie du coffret Viva Nanni qui regroupe Bianca et La Messe est finie.
Compléments : 2/5
Outre la bande-annonce, le Blu-ray ne propose qu’un entretien avec Thierry Jousse. Certes, il est passionnant : l’analyse thématique, le rapport avec les autres films de Moretti, tout cela est bel et bon, mais très court (12mn).
L’image : 3,5 / 5
L’image a été restaurée en conservant un léger grain, et c’est heureux, mais en ravivant les couleurs et en affinant la précision. Reste que quelques tremblements, quelques fluctuations sans gravité n’ont apparemment pas pu être supprimés.
Le son : 3,5 / 5
La VOST DTS HD 2.0 est suffisamment riche pour faire oublier quelques aigreurs dans les passages musicaux. En revanche, les voix sont tout en nuances. Quant à la VF, le doublage est catastrophique et artificiel.