Au bord du monde est un documentaire de toute splendeur qui restaure la dignité humaine là où certains la croyaient perdue. D’une absolue nécessité.
Synopsis : La nuit tombe. Le Paris « carte postale » s’efface doucement pour céder la place à ceux qui l’habitent : Jeni, Wenceclas, Christine, Pascal et les autres. A travers treize figures centrales, Au bord du monde dresse le portrait, ou plutôt photographie ses protagonistes dans un Paris déjà éteint, obscurci, imposant rapidement le contraste saisissant entre cadre scintillant et ombres qui déambulent dans ce théâtre à ciel ouvert.
De la fiction au documentaire, Claus Drexel excelle
Critique : Très loin de sa pétillante comédie noire, Affaire de famille, avec Miou-Miou et André Dussolier, Claus Drexel revient avec un projet atypique qui s’avère bien supérieur au tout-venant de la production française du moment.
Au bord du monde est un documentaire d’ombres et de lumières, filmé dans la splendeur d’un Paris désertique et fantomatique, où les seuls habitants errants sont les lentes figures de sans-abris qui déambulent dans une solitude aussi glaçante que la météo environnante. Dans un univers de silence, insolite, à l’heure où les fauves parisiens se soulagent de leur dure journée de labeur dans une chaleur litée, Au bord du monde dresse le portrait d’un monde parallèle, méprisé le jour, repoussé toujours au plus loin de la marge. Ils gênent, physiquement, sensoriellement, psychologiquement également, repoussant la conscience dans ses retranchements.
Au bord du monde redonne la dignité aux exclus de la Ville Lumière
Dans ce portrait, ils prennent la parole offerte volontiers par Drexel, qui a côtoyé des hommes et des femmes laissés-pour-compte pendant une longue année, pour mieux apprivoiser la confiance et donc la parole.
Derrière la misère, se cachent des hommes et des femmes, une humanité formidable, tous condamnés à l’exclusion totale, à une existence où les codes de survie et les préoccupations s’avèrent bien différentes du commun des incessants passants que l’on ne croise jamais ici.
Des préoccupations sont intrinsèquement humaines, comme la nécessité de pouvoir poser ses guenilles quelque part, mais à ciel ouvert. La nécessité du toit, aussi symbolique soit-elle, s’impose alors que les jeunes fêtards du samedi soir s’affranchissent de leur intimité pour les malmener dans les lieux publics reculés où ils se sont battus pour en obtenir un droit tacite d’occupation nocturne.
Avec un discours souvent cohérent, d’une perspicacité qui fait froid dans le dos – la peur d’abdiquer et d’être condamné à l’ultime invisibilité, de ne plus être, la conscience d’une durée de vie écourtée… -, ces hommes de la marge vivent en parallèle de toute économie et souffrent d’une vision de la société où l’individu n’est plus dès qu’il ne sert à rien, un discours utilitaire dont ils sont les témoins constants et en dit long sur les travers de nos sociétés où les formules libérales entachent les philosophies de vie.
Le témoignage magnifique des pestiférés de nos journées
La démarche de Claus Drexel bouleverse, de par ses témoignages formidables, cette proximité avec ces êtres trop souvent ignorés, dont on distingue l’existence sans jamais vraiment chercher à s’en approcher, alors que le sort des travailleurs et des immigrés attristent notre quotidien de téléspectateurs et nous affecte parfois avec plus de détresse que celle consacrée à ceux devant lesquels on passe et qui vivent l’innommable, l’indicible.
Cette vision citoyenne et humaine, loin d’être didactique ou moralisatrice, est sublimée par une réalisation et un sens de l’esthétique qui confère aux images un cachet d’une beauté inestimable. Les prises de vue d’un Paris mortifère, baignant dans des éclairages nocturnes magnifiés par le chef opérateur Sylvain Leser, sont uniques. Elles donnent une valeur artistique précieuse. Galerie de portraits entre beauté absolue et misère poignante, le documentaire évoque les plus grandes descriptions littéraires naturalistes, les photographies des plus grands maîtres des XIX et XXe siècles…
L’art du documentaire naturaliste transcendé
Unique dans son approche à sa sortie (2014), Au bord du monde s’érige comme une absolue nécessité cinématographique et citoyenne, aux chemins croisés entre l’art de Goya, Zola, Dickens et l’abnégation humaine de l’abbé Pierre ou Coluche, cités ici comme des héros méritants auxquels Drexel et sa petite équipe font désormais partie pour cette inestimable bonté d’âme qui pourrait changer le regard de plus d’un spectateur.
Fort remarqué à sa sortie, comme le souligne son beau bouche-à-oreille qui l’a porté à 40 000 entrées dans l’Hexagone, Au bord du monde ne sera pas l’ultime peinture de la marginalité brossée par Claus Drexel. Cela reste néanmoins son chef-d’œuvre. Intemporelle et universelle, cette sociologie de la frange prendra encore davantage de sens des années plus tard, après les différentes crises migratoires qui ont frappé l’Europe.