Prouesse cinématographique, Adolescentes est une nouvelle réussite de Sébastien Lifshitz bien au-delà du cinéma du réel.
Synopsis : Emma et Anaïs sont inséparables et pourtant, tout les oppose. Adolescentes suit leur parcours depuis leur 13 ans jusqu’à leur majorité, cinq ans de vie où se bousculent les transformations et les premières fois. A leur 18 ans, on se demande alors quelles femmes sont-elles devenues et où en est leur amitié. A travers cette chronique de la jeunesse, le film dresse aussi le portrait de la France de ces cinq dernières années.
Critique : Avec Adolescentes, Sébastien Lifshitz a voulu faire un film sur la France d’aujourd’hui loin du parisianisme surreprésenté à l’écran, y compris dans ses peintures grises de la banlieue et de ses problématiques particulières. Il a préféré tendre vers l’universalité des ados d’aujourd’hui, ces individus en construction à un âge charnière de leur vie, l’âge des possibles où les souffrances sont ressenties de façon exponentielle. Il s’est souvenu de sa propre adolescence qu’il décrit comme beaucoup d’entre nous comme « chaotique » et s’est interrogé sur ce qui aurait bien pu changer, des générations plus tard, chez nos collégiens et lycéens contemporains.
Bienvenu dans l’âge ingrat
Cette France, c’est celle de Brive, sous-préfecture de Corrèze. Bourgade sans histoire de 50 000 habitants, qu’il a voulue loin des thématiques de l’insécurité, comme pour se focaliser sur un social plus subtil qui n’est pas celui du buzz sensationnel des plateaux des chaînes d’info en continu. Sa préoccupation, c’est celle du quotidien somme toute banal – sauf quand on traverse cet âge -, composé d’angoisses et de ras-le-bol scolaire, de crises avec les parents, de bobos au cœur, de premières fois, de rencontres ou de repli sur soi, des premiers deuils et de tous les accidents de vie qui surviennent, enrichissent ou abîment la jeune personne en construction.
Un casting féminin remarquable d’authenticité
D’abord orienté sur un choix masculin, Sébastien Lifshitz s’est finalement dirigé vers un casting de jeunes filles. Les principaux et proviseurs qui l’ont aidé à la composition de ces castings l’ont prévenu : les sujets féminins, de par leur plus grande maturité et d’un plus grand changement dans un laps de temps de cinq ans, étaient plus pertinents à suivre que des gaillards. Bien lui en a pris. Il a opté pour deux jeunes collégiennes, Emma et Anaïs, deux filles différentes à bien des égards, mais qui, malgré une opposition sur tous les points (le caractère, la sociabilité, et de façon très intéressante, le milieu social), sont également à l’origine, meilleures amies. Ce fait du hasard va servir, d’une certaine façon, de ciment au film, même si en cours de scolarité leurs chemins se séparent et leurs rencontres à l’écran se dispersent au point que l’on se demande parfois où leur amitié en est.
Lifshitz, sociologue de l’image
Sébastien Lifshitz s’est bâti, en une dizaine d’années, une réputation de fin observateur, sociologue de l’image. A travers les formidables Les invisibles ou Bambi, il a démontré son sens de l’écoute, sa volonté de redonner une voix et une place dans l’histoire aux marginaux LGBT, ces individus souvent anonymes qui ont finalement tant apporté dans un quotidien où chacun est au centre de son propre microcosme.
Toujours effacé, sans jamais manifester d’orgueil, Lifshitz a été césarisé pour ses qualités incroyables de captation du réel, sans chercher à le manipuler et à orienter le spectateur, tout en étant droit dans ses bottes sur ses convictions ostentatoirement humaines, sociales et progressistes.
Adolescentes pourrait apparaître comme l’acmé de sa filmographie dans le domaine du cinéma du réel. Il y manifeste une dextérité technique incroyable pour se soustraire des scènes vivantes. Et il a dû s’appliquer pendant cinq ans. Effectivement, le tournage s’est déroulé sur cinq longues années de contrat moral avec ses deux sujets et leurs familles, entre la 4e et l’obtention (ou non) du baccalauréat. Le documentariste se fait oublier par les jeunes filles au point que l’on abdique souvent à se poser la question sur l’influence de l’équipe technique sur les événements qui sont filmés.
Une photographie historique, politique et sociale de notre pays
Techniquement, cela relève de la prouesse, car le film est beau dans ses compositions de plans ; son art du réel s’adapte avec justesse aux situations, à la lumière. Sur un format Scope que la jeunesse mérite bien dans tous ses enjeux, le documentaire est amoureusement cinématographique. Cette réussite est manifeste malgré la difficulté d’un tournage sur du très long terme avec des allers-retours constants entre Paris et Brive, la réalisation d’un autre documentaire entre-temps, et la réalité d’une France qui souffre et se rassemble. A l’écran, la diffusion des images des attentats contre Charlie, puis des scènes d’extraction des victimes du Bataclan ravivent des souvenirs pénibles aux spectateurs, et démontrent la force de Lifshitz qui a continué à tourner dans ce contexte tétanisant. Il filme le débat que cela provoque chez les jeunes, et notamment au sein de leurs familles. Des scènes essentielles. Ces moments plus politiques, comme l’élection d’Emmanuel Macron qui ne suscite aucun enthousiasme à l’écran en tant qu’homme providentiel, sont autant de repères temporels et désormais historiques qui servent de ponctuation à cette œuvre incroyable, dont on ne mesure pas la difficulté auquel le réalisateur a dû se confronter pour accomplir pareil résultat de naturel et de vie. Car il s’agit bien de deux vies partagées, au moment d’un âge sûrement ingrat, parfois cruel, mais tellement signifiant et sidérant de spontanéité.
Adolescentes, chef-d’œuvre de son auteur ?
Techniquement brillant, cinématographiquement beau à suivre, avec les quelques notes de musique des Tindersticks en toile de fond, humainement impressionnant, Adolescentes est un très grand film français qui dépasse bien le cadre restreint du cinéma du réel pour frapper aux plus grandes portes, y compris à celle du César du Meilleur film. Tout court.
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Sorties de la semaine du 9 septembre 2020
Box-office :
Sélectionné à Locarno avec succès en 2019, Adolescentes de Sébastien Lifshitz a été doublement victime de la crise sanitaire. Sa sortie initiale a été déplacée, puisqu’il devait sortir initialement le 25 mars 2020, deux semaines après la fermeture des cinémas, lors du grand confinement, et le distributeur Ad Vitam a finalement pu lui trouver une fenêtre la semaine du 9 septembre 2020.
Dans 23 cinémas parisiens, les deux copines s’offrent une audience de 871 spectateurs le premier jour face aux grosses productions nationales que sont La Daronne et Le bonheur des uns… Malgré une durée de 2h15min, Adolescentes va connaître sept semaines d’euphorie avant de disparaître en raison de la fermeture des cinémas lors du deuxième confinement : 22 419 entrées en première semaine dans 111 cinémas, 18 280 en 2e semaine, 19 462 en 3e, 12 395 en 4e, 11 054 en 5e, 7 212 en 6e semaine… Le bouche-à-oreille a tenu, les critiques ont largement soutenu. Le cinéaste a raflé le Prix Louis Delluc, et surtout le film a obtenu 6 nominations aux César, dont Meilleur documentaire, Meilleur réalisateur et… Meilleur Film. Qui a dit que l’adolescence était un âge ingrat ?