Bijou du cinéma argentin restauré par la fondation de Martin Scorsese, Prisonniers de la terre est une œuvre sociale majeure, forte d’une écriture nuancée et d’une interprétation magistrale de l’ensemble du casting. A découvrir au sein du magnifique coffret World Cinema Project édité par Carlotta Films.
Synopsis : Dans les plantations de « yerba maté » de Misiones, au nord-est de l’Argentine, la vie misérable des ouvriers agricoles. L’un d’eux ayant été châtié par un contremaître, une rébellion éclate…
Retour sur l’âge d’or du cinéma argentin dans les années 30
Critique : Au début des années 30, l’arrivée du parlant a profondément déstabilisé les cinématographies naissantes des pays d’Amérique latine. Au milieu de ce marasme, seule l’Argentine a su négocier ce virage avec succès. Ainsi, le premier film parlant argentin a pour titre Muñequitas porteñas, tourné en 1931 par José A. Ferreyra. Dans ce long métrage, le cinéaste permet de faire découvrir un nouvel acteur de talent nommé Mario Soffici.
Pourtant, cet Italien de naissance arrivé en Argentine dès l’âge de 9 ans a d’autres ambitions que de jouer pour les autres. Dès 1935, il entame une seconde carrière en tant que réalisateur, au sein d’une industrie cinéma prospère, malgré une situation politique instable puisque l’Argentine traverse les troubles de ce que l’on a appelé la Décennie infâme (1930-1943). Ainsi, Mario Soffici a réalisé plusieurs longs métrages à succès, dont les thèmes sociaux tranchent avec ses confrères, plutôt versés dans la romance roucoulante à base de numéros musicaux. Le meilleur film de son auteur – et pour beaucoup le meilleur de toute cette période de l’âge d’or du cinéma argentin – est sans aucun doute Prisonniers de la terre (1939).
Une dénonciation de la situation des mensú
Ce film s’inspire de trois nouvelles écrites par l’écrivain uruguayen Horacio Quiroga qui a séjourné dans la province de Misiones en plein cœur de la forêt tropicale au début du siècle. Il fut ainsi le témoin privilégié de la situation sociale désastreuse de ceux que l’on appelle mensú. Il s’agissait de travailleurs sous contrat dans les plantations de yerba maté au cœur de la jungle du nord de l’Argentine. Leur nom vient du fait qu’ils étaient payés au mois (mensualero).
Situé en 1915, l’intrigue de Prisonniers de la terre suit donc le périple de plusieurs personnages qui quittent la civilisation pour aller travailler dans ces fameuses plantations. Parallèlement à quelques mensú, le spectateur fait également connaissance avec leur implacable contremaître, un médecin alcoolique et sa fille. Dès le début du long métrage, le réalisateur crée une ambiance tendue où la fracture sociale béante joue un rôle central. Les fameux mensú sont traités comme du bétail par leurs patrons qui ne voient en eux qu’une bande d’analphabètes taillables et corvéables à merci.
Un mélodrame certes, mais qui lorgne du côté de la tragédie
Au milieu de cette horde de crève-la-faim, le personnage d’Esteban Podeley (interprété avec charisme par Ángel Magaña) se distingue des autres par sa capacité à réfléchir et à lire un bouquin. Il apparaît donc comme un opposant naturel au terrible contremaître joué avec magnificence par l’excellent Francisco Petrone. L’opposition entre les deux hommes devient inévitable en ce sens qu’elle symbolise à elle toute seule la lutte des classes. Toutefois, les auteurs échappent rapidement à cette binarité en proposant quelques scènes qui humanisent le contremaître.
D’ailleurs, cette qualité d’écriture est manifeste à chaque instant de ce qui n’aurait pu être qu’un énième mélodrame sentimental. Certes, l’amour vibrant entre le mensú et la fille du médecin sonne un peu comme un cliché typique du cinéma des années 30, mais l’impossibilité de cette liaison en raison de leurs origines sociales frappe le film du sceau de la tragédie. De même, le fameux médecin est un homme totalement brisé qui noie son désespoir dans l’alcool. Ni lâche, ni méprisable, le personnage est surtout décrit comme un être en bout de course, ce qui le rend profondément humain.
Prisonniers de la terre, une œuvre humaniste très engagée
Décrivant avec beaucoup d’attention le travail harassant des mensú, le cinéaste en profite également pour dénoncer une forme de racisme, ou du moins de discrimination, envers les peuples autochtones, ici les guaranis. Si l’on ajoute à cela une critique de l’exploitation de l’homme par l’homme, Prisonniers de la terre est assurément une œuvre très engagée. Cela sera confirmé par le film suivant du cinéaste (Héroes sin fama) réputé pour être particulièrement virulent sur le plan politique, ainsi que par ses accointances avec le mouvement politique FORJA (ou Force radicale d’orientation de la Jeunesse Argentine) qui entendait dénoncer le néocolonialisme des puissances étrangères sur l’Argentine.
Réalisé avec un savoir-faire que ne renieraient pas les meilleurs artisans hollywoodiens de l’époque, Prisonnier de la terre bénéficie également d’une interprétation de premier ordre. Outre Francisco Petrone et Ángel Magaña déjà cités, nous pouvons saluer la prestation habitée de Raúl De Lange en médecin alcoolique bouleversant ou encore Elisa Galvé en jeune fille ingénue dont le destin tragique émeut. Parfois teinté d’une grande mélancolie, notamment grâce à la musique composée par Lucio Demare, Prisonniers de la terre n’a donc pas usurpé son excellente réputation, au point d’avoir été considéré pendant longtemps comme le meilleur film argentin de tous les temps.
Beau succès dans son pays d’origine, Prisonniers de la terre serait parvenu jusqu’en France au mois de décembre 1948 pour une diffusion limitée dans quelques villes de province. Depuis ce temps lointain, le métrage n’a pas été exploité, mais on peut le découvrir désormais en version restaurée dans le magnifique coffret blu-ray Martin Scorsese : World Cinema Project, édité par Carlotta depuis le mois de septembre 2024.
Les sorties de la semaine du 15 décembre 1948
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Biographies +
Mario Soffici, Francisco Petrone, Ángel Magaña, Elisa Galvé, Roberto Fugazot
Mots clés
Cinéma argentin, Mélodrame, Les histoires d’amour malheureuses au cinéma, La jungle au cinéma, L’Amérique du Sud au cinéma