Nomadland désavoue le rêve américain et se pose comme l’ultime soubresaut d’un cinéma indépendant en voie d’extinction, le dernier rempart d’une diversité cinématographique exsangue, avec un sujet dont la finesse de traitement est exceptionnelle. Bouleversant, l’Oscar du meilleur film de l’année pourrait bien aussi être notre film de l’année tout court.
Synopsis : Après l’effondrement économique de la cité ouvrière du Nevada où elle vivait, Fern décide de prendre la route à bord de son van aménagé et d’adopter une vie de nomade des temps modernes, en rupture avec les standards de la société actuelle. De vrais nomades incarnent les camarades et mentors de Fern et l’accompagnent dans sa découverte des vastes étendues de l’Ouest américain.
Road movie prolétaire, où deuil et misère réalisent un funeste mariage
Critique : Dans Nomadland, on ne nous sert pas d’échantillonnage à l’américaine. Pas de point de vue woke naïf, de traits forcés sur les sujets rabattus des réseaux sociaux, de super-héros du quotidien ou de sur-métissage du casting. Dans son constat du naufrage de la société individualiste américaine, cet indie movie comme on n’en fait plus est l’équilibre naturel d’un cinéma de l’intelligence où le réel se perçoit à l’écran dans sa justesse d’être, hors des quotas et des calculs hollywoodiens pour toucher l’audience la plus large. Nomadland traite de la société américaine et de sa complexité industrielle historique, mieux qu’aucune autre production récente, confinant à l’universel d’une dépression sociétale. La subtilité des émotions, les non-dits, le poids de la solitude, des rencontres marginales, et des révélations fortes qui ébranlent nos humeurs, servent de moteur à ce road movie prolétaire, où deuil et misère réalisent un funeste mariage.
Chloé Zhao, de l’exil à l’Oscar
Chloé Zhao, d’origine chinoise et que le gouvernement de Pékin aimerait bien effacer jusqu’à son existence de tous les réseaux sociaux de la planète (la fameuse cancel culture chinoise et son révisionnisme culturel), délivre le portrait tout en profondeur d’une femme magnifique, endeuillée, clochardisée dans son véhicule, qui trouve dans la fuite et la marginalisation la perspective émouvante d’une reconstruction à l’écart de la société, comme si elle ne voulait pas se réinsérer de peur de trahir l’être aimé qui a disparu.
Interprété par Frances McDormand, le personnage de Fern appartient désormais à l’histoire du cinéma tant il est beau. Dans le retrait de soi, à l’écoute des autres, noyée dans une mélancolie intarissable, elle trouve en McDormand un réceptacle de lumière. Les traits de l’actrice marquée par l’âge et surtout le courage, s’accompagnent du refus du sur-jeu. L’actrice ne s’accapare pas de toute la misère du monde et laisse autour d’elle toute une galerie de destinées tragiques s’exprimer. Des expériences qui ébranlent le moral, tout en le galvanisant. Tous ces personnages déploient une force et une beauté incroyables. Hors de tous les canons pompiers sur l’héroïsme, notion galvaudée dans les productions où l’on pleure sur le sort de contemporains courageux.
Nomadland : des pionniers aux nomades d’une Amérique déclassée
Chloé Zhao revient à la source même du mythe américain, celui des pionniers qui ont forgé l’ADN philosophique d’une nation, des êtres que le système a utilisés pour s’industrialiser et extraire les richesses d’un sol asséché, avant de les abandonner démunis, anéantis, dans une misère dont Trump a pu profiter. Ces pionniers, dans Nomadland, sont devenus des nomades. L’auteur explicite l’analogie sans diminuer la force de sa métaphore qui ébranle le rêve américain, tout en perpétuant la poésie inhérente au mythe fondateur, celui des espaces vastes associés aux libertés fondamentales pour le mental d’une nation qui ne peut se tenir confinée.
Nomadland s’impose comme l’un des plus beaux films de 2021. Le plus beau ?
Des pionniers, les personnages de Nomadland partagent les épreuves sur des itinéraires rocailleux, les désillusions qui mènent au gouffre, le sentiment d’abandon qui gangrène. On retrouve chez les protagonistes le besoin de se livrer à une quête intérieure sur fond d’arrière-plans grandioses que la photographie, due au compagnon de Chloé Zhao, chef opérateur sur ses trois premiers longs, agrémente sans verser dans l’esthétique chichiteuse.
Dans Nomadland, on vit dans un van ; on travaille dans les usines déshumanisantes d’Amazon du même Jeff Bezos, qui, hors sol au sens propre, s’offre un voyage de milliardaire dans l’espace ; et l’on va se soustraire à la vie dans le grand Nord, en Alaska, loin des autres. Nomadland effectue un recentrage sur la place de l’humain face à lui-même et à l’iconographie divine qui impose aux protagonistes d’être humbles.
Le road trip de l’intime : coup de cœur indélébile
Oscars, BAFTA, Golden Globes, Lion d’or à Venise… Nomadland a raflé dans un naturel confondant tous les prix qu’il méritait s’affirmant comme pilier artistique d’une année covidée. Parangon du road trip intimiste où chaque rencontre noue la gorge, le troisième long de Chloé Zhao n’impose pas l’émotion, il la laisse nous submerger à son rythme. La narration est celle d’un docu-fiction avec des acteurs essentiellement nomades, des inconnus abîmés qui nous confient leur véracité et dignité. Ils sont bouleversants par leurs vérités plurielles.
Même les musiques de Ludovico Einaudi et d’Olafur Arnalds impriment l’âme du spectateur et confirment le caractère indélébile de ces tranches de vie cabossées. Nomadland, l’un des derniers films de la Fox avant son rachat par Disney, est effectivement un jalon dans son genre, une œuvre inoubliable. Son auteure, Chloé Zhao, appartient désormais au panthéon du cinéma, au firmament d’un Hollywood libre et rebelle.
Les Français se doivent de lui faire un triomphe. Il n’est pas sûr que le cinéma américain puisse s’exprimer aussi librement à l’écran avant longtemps.