Moffie (“pédale” dans la langue des blancs d’Afrique du Sud) est une œuvre intense et douloureuse qui ausculte la toxicité de la virilité au sein de l’armée sud-africaine au début des années quatre-vingt. Du cinéma 4 étoiles par Oliver Hermanus, le réalisateur de Beauty.
Synopsis : 1981, Nicholas a 16 ans, comme tous les jeunes blancs Sud-Africains de son âge, il doit accomplir son service militaire pendant deux ans. Durant cette période, le gouvernement sud-africain, blanc, raciste et ségrégationniste, mène une politique étrangère qui vise à combattre les communistes et die swart gevaar : “le danger noir”. Nicholas est envoyé sur le front au sud de l’Angola pour défendre le régime de l’apartheid. Il doit alors survivre tant aux horreurs de la guerre qu’à la brutalité de l’armée et de ses soldats.
L’armée comme arme d’aliénation massive
Critique : Moffie dévoile l’un des secrets honteux de l’Afrique du Sud. Comment le système de l’apartheid, et sa politique de ségrégation raciale tant décriée, a aussi brisé psychologiquement plusieurs générations d’hommes blancs, en particulier homosexuels et communistes, en utilisant le service national comme arme d’aliénation massive, de destruction mentale. Au nom d’une suprématie blanche, masculine, dominante, toxique.
Une œuvre visuellement splendide
Le film est aussi fascinant que douloureux, fascinant par la beauté de sa photographie, pointue, léchée, splendide, utilisons le mot, et l’harmonie de plans cinématographiques élaborés qui viennent troubler l’esprit et les sens. Le film est proche de l’œuvre contemplative avec des dialogues et un récit clair.
Sévices au Service psychiatrique 22
De cette magnificence esthétique suinte aussi la douleur. Moffie – terme qui signifie « pédale », en afrikaans-, s’intéresse à la cuvée militaire de 1981 et à ces jeunes gens qui ont subi, pendant deux ans, les humiliations, parfois, pour les retors, les cellules d’enfermement pour extirper le mal par la racine (le terrifiant service psychiatrique 22). En paroxysme de l’absurde et du danger, après des mois d’entraînement, l’armée envoie ces jeunes hommes – dont la chair n’appartient plus qu’à la nation -, à la « frontière », celle avec l’actuelle Namibie et l’Angola, pour en découdre, arme à la main contre les voisins.
Ce système de destruction par le harcèlement d’état et l’avilissement de l’être humain est insupportable, et démontre l’universalité d’une souffrance qui dépasse les clivages de couleurs. Le réalisateur sud-africain Oliver Hermanus l’explique, après avoir lui-même dépassé ses propres limites de raisonnement :
« J’ai toujours pensé, par rapport à ce que me transmettait mes parents de couleurs ainsi que mes grands-parents, que les blancs en Afrique du Sud menaient une vie facile. Pour la plupart, c’était bien vrai. Le système les favorisait, ce qui est complétement injuste et impardonnable. Par conséquent, je n’ai jamais considéré les jeunes blancs gays des années 80 comme des ennemis de l’Etat. (…) Mais dans Moffie, on trouve un point de vue différent. En effet, les hommes blancs ont eux aussi souffert car ils ont dû subir l’oppression de la propagande de l’apartheid. Pour beaucoup, leur service militaire les a totalement détruits, du fait de l’idéologie extrémiste de la suprématie blanche, de l’intolérance raciale, de la volonté d’éradiquer l’homosexualité et le communisme. »
Moffie, où la dénonciation d’un système de haine étatique qui s’avère universelle
Pour transcender son sujet, Hermanus, qui nous avait déjà épaté avec la Queer Palm 91, Beauty, confirme sa fine écriture et son regard subtil, mais radical. Il élève son film au-delà du cauchemar homoérotique en une puissante réflexion humaine sur ce qui peut égrener la haine de l’autre ; il rationalise un racisme institutionnel en démontrant la mécanique étatique d’un vase clos qui pousse l’individu à devenir le monstre de l’autre, en se conformant à une figure sociale qu’il n’aurait pas dû devenir.
En choisissant un homosexuel blanc dans le contexte de l’apartheid (l’acteur Kai Luke Brummer est épatant), le cinéaste démontre que le racisme n’a ni âge, ni genre, ni couleur, qu’il est avant tout la manifestation brute d’abus de puissance de tout un système qui écrase l’autre pour conserver ses acquis. Dénoncer l’innommable avec autant de sensibilité, de force et de maestria artistique force le respect. Le bouleversement est là ; on en reste bouche bée.