Brûlot politique qui dénonce la réalité de la montée du communisme en Yougoslavie, L’embuscade est une œuvre naturaliste courageuse qui confirme le talent de son réalisateur Živojin Pavlović, figure majeure de la Nouvelle Vague serbe des années 60.
Synopsis : A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, durant l’établissement du pouvoir communiste en Yougoslavie, Ivan, ardent militant, rejoint les services de sécurité, l’OZNA (Département pour la Protection du Peuple) qui a pour mission de terroriser les « traitres » réfugiés dans les montagnes. Mais les convictions de ce jeune révolutionnaire idéaliste sont soumis à rude épreuve, face au cynisme de ses supérieurs.
Retour critique sur l’action des Partisans yougoslaves
Critique : Durant les années 60, le cinéma yougoslave s’est largement développé au point de proposer une vingtaine de longs métrages par an. Parmi eux, on compte des œuvres commerciales destinées au public local, notamment des comédies, mais aussi des productions plus aventureuses très largement influencées par la Nouvelle Vague française. Ainsi, de nombreux auteurs majeurs ont percé durant cette période faste, dont le cinéaste et écrivain Živojin Pavlović qui se fait remarquer de la critique internationale grâce à des films au réalisme brut comme Le réveil des rats (1967) et surtout Quand je serai mort et livide (1967). Le bel écho mondial rencontré par ce dernier – l’unique œuvre de son auteur à avoir été diffusée en salles en France – permet à son réalisateur d’avoir les coudées franches pour un nouveau long métrage qui entend revenir sur la lutte des Partisans communistes pour l’instauration du titisme en Yougoslavie.
Thématique assez peu originale à dire vrai puisque de très nombreux films yougoslaves ont abordé cette période à la fin des années 60. L’embuscade (1969) est donc facilement mis en chantier, d’autant qu’il possède un atout de poids à son casting, à savoir la présence de la comédienne Milena Dravić alors très populaire aussi bien pour ses drames que ses comédies. Face à elle, on retrouve également un jeune acteur qui monte, le trentenaire Ivica Vidović dans le rôle du jeune garçon Ive qui va découvrir les horreurs de la guerre.
Un film qui critique de manière ouverte le communisme, alors au pouvoir
Le script développé par Živojin Pavlović semble a priori suivre la doxa du régime titiste qui se pose en rupture par rapport au stalinisme. Ainsi, le long métrage dépeint de manière très négative l’action des Tchetniks (groupe nationaliste et royaliste) qui sont ardemment poursuivis par les Partisans, tous influencés par le communisme de Josip Broz Tito. Cette vision quelque peu binaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Yougoslavie a été depuis largement contestée par les historiens. Et c’est justement pour cela que L’embuscade demeure encore aujourd’hui une œuvre fondamentale au cœur de la cinématographie locale. Certes, les Tchetniks ne sont jamais valorisés dans leur action, mais les Partisans sont décrits comme des analphabètes qui obéissent aveuglément à un Parti communiste cherchant à obtenir à tout prix le pouvoir.
Grâce au réalisme extrême de la réalisation, L’embuscade donne le sentiment d’assister à cette lente abdication de tous les idéaux communistes pour laisser la place au stalinisme et au totalitarisme. De manière assez classique, le film nous invite à suivre un jeune homme militant communiste qui entend s’engager pour la conquête du pouvoir après le départ des Nazis. Gorgé d’idéal révolutionnaire, le garçon de 19 ans – malheureusement incarné par un Ivica Vidović bien trop vieux pour le rôle du haut de ses 30 ans – va peu à peu être confronté aux contradictions d’un Parti qui clame à la fois l’égalité, le partage et la liberté, mais qui s’y entend davantage pour piller les biens d’autrui et organiser la purge de ceux qui rechignent à participer au grand essor national.
L’embuscade, prototype du mouvement de la Vague Noire
La construction linéaire du scénario s’avère sans doute un peu trop prévisible, tandis que la réalisation naturaliste ne cherche aucunement l’épate visuelle. Živojin Pavlović n’est donc pas là pour faire montre de ses talents visuels, lui qui fut pourtant peintre de formation, si ce n’est dans la profondeur de champ assez remarquable. Il préfère décrire patiemment le lent processus qui mène un être humain doué de raison à abandonner ses espoirs d’un monde meilleur. Au cours du film, le jeune homme découvrira la trahison – de ses chefs, de sa petite amie, sémillante Milena Dravić – mais aussi la cupidité et enfin le mensonge du Parti face à une réalité trop sombre pour être divulguée. Cela est d’ailleurs symptomatique de ce mouvement artistique local que l’on a qualifié de Vague Noire, tant elle apparaissait comme pessimiste.
Si l’on pense un temps que le héros va plier face à ses chefs, la fin prouve au contraire qu’il reste fidèle à ses idéaux et qu’il va ainsi le payer très cher. Le dernier quart d’heure, parfaitement implacable, démontre avec force la récupération des faits et leur déformation par la propagande, tout en indiquant que les idéalistes sont condamnés à mort dans un tel régime. Autant dire qu’un tel discours (même s’il est censé s’appliquer à Staline que Tito détestait) ne pouvait pas passer auprès du pouvoir en place en 1969.
Une oeuvre lourdement sanctionnée par le régime yougoslave
Certes, le long métrage n’a pas été directement censuré par l’Etat et il a pu sortir dans quelques salles en Yougoslavie au mois de juin 1969, mais tout a été fait pour en contrarier la carrière internationale. Présenté au Festival de Venise en 1969 où il a reçu le Prix CIDALC (Comité International pour la Diffusion Artistique et Littéraire par le Cinématographe) à l’unanimité, le long métrage n’a pas reçu d’agrément pour être diffusé dans les pays étrangers, au point qu’il n’est jamais parvenu dans les salles françaises. En réalité, L’embuscade est même resté inédit à peu près partout et son réalisateur fut contraint à une longue période d’inactivité entre 1970 et 1973, devenant enseignant en cinéma pour pouvoir survivre à cette disgrâce.
En France, L’embuscade n’a donc connu aucune diffusion en VHS et il a fallu attendre 2013 pour que l’éditeur Malavida lui consacre une édition DVD de facture modeste. Considéré comme l’un des plus importants films yougoslaves des années 60, le brûlot politique a été finalement restauré en Serbie en 2023. C’est d’ailleurs cette version qui est diffusée en exclusivité sur Arte en 2024 (disponible en replay et streaming).
Critique de Virgile Dumez
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Biographies +
Zivojin Pavlovic, Ivica Vidović, Milena Dravić
Mots clés
Cinéma serbe, La Seconde Guerre mondiale au cinéma, Récit initiatique, Festival de Venise 1969