Œuvre poétique et cryptique, Le barrage évolue du film du réel descriptif vers la métaphore pure et dure, travaillant au corps les mythes fondateurs de l’humanité et leurs rapports avec les quatre éléments. Difficile d’accès dans son aspect contemplatif, mais qui récompense les acharnés par une dernière demi-heure superbe.
Synopsis : Soudan, près du barrage de Merowe. Maher travaille dans une briqueterie traditionnelle alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il s’aventure en secret dans le désert, pour bâtir une mystérieuse construction faite de boue. Alors que les Soudanais se soulèvent pour réclamer leur liberté, sa création semble prendre vie…
Le barrage, un projet maintes fois interrompu
Critique : Artiste plasticien, vidéaste et créateur d’installations d’origine libanaise, Ali Cherri est exposé dans les musées du monde entier depuis maintenant une grosse dizaine d’années. En 2019, il arpente la région du Soudan entourant le barrage Merowe créé par les Chinois. Il se prend de passion pour le travail manuel effectué par les ouvriers d’une briqueterie et commence à les filmer dans une perspective quasiment documentaire. Pourtant, le tournage est bouleversé par la révolution qui a emporté le dictateur Omar el-Béchir et installé un pouvoir militaire. Obligé de revenir à Paris où il réside depuis de nombreuses années, Ali Cherri ne parvient pas à passer à autre chose et entend développer son œuvre en un long-métrage. A nouveau interrompu par la crise sanitaire de la Covid, Le barrage est donc en stand-by, tout en faisant l’objet d’un travail supplémentaire au niveau du scénario, avec l’aide de Bertrand Bonello.
Lorsque le tournage peut enfin reprendre au Soudan en 2021, le projet a totalement évolué et le réalisateur cherche désormais à dépasser le simple film du réel pour aller tutoyer les grands mythes de l’humanité. Il retrouve ainsi les obsessions qui traversent son travail de plasticien et évoque dans Le barrage la multiplicité des temporalités qui peuvent s’entrechoquer. A l’événement conjoncturel – ici la révolution d’un peuple – Ali Cherri oppose le temps long du mythe.
Le temps long du mythe face au temps court de l’actualité
Ainsi, la description très minutieuse de la fabrication des briques ne doit plus être vu sous un angle documentaire, mais bien comme le témoignage d’une technique ancestrale, opposée à l’ingénierie complexe – mais destructrice – du barrage créé par la Chine. De même, face aux soubresauts historiques, le cinéaste oppose la création par le personnage principal d’une entité de boue qui renvoie aux mythes fondateurs comme ceux du Golem ou de Gilgamesh. Voilà pourquoi le réalisateur insiste autant sur les quatre éléments. Alors que l’air est plutôt délaissé, le réalisateur ne cesse de mettre en avant le travail de la terre, mais aussi la présence de l’eau et du feu. Lorsque l’eau et la terre se mêlent, l’argile sous forme de boue peut ainsi façonner un être magique et fantastique. Par-là, le personnage principal peut être considéré comme un créateur, à la fois artisan et artiste, qui poursuit un rêve impossible.
© 2022 KinoElektron – Imane Farès – Vega Foundation – DGL Travel – Twenty Twenty Vision Filmproduktion GmbH – Trilema / Dulac Distribution. Tous droits réservés.
D’une rare complexité métaphorique, Le barrage peut aisément éconduire le grand public par son caractère taiseux et contemplatif. En réalité, rien n’est vraiment expliqué par un cinéaste qui cultive une atmosphère mystérieuse et intrigante, sans jamais donner les clés de lecture de son œuvre. Il donne pourtant à voir un nombre conséquent de plans majestueux qui séduisent indubitablement la rétine. Pour cela, il s’appuie également sur une musique menaçante signée Rob et quelques effets spéciaux rudimentaires, mais qui donnent véritablement l’impression que le monstre de boue est doté d’une vie propre.
Quelque chose d’Apichatpong Weerasethakul
Durant la projection, on songe notamment à plusieurs reprises au cinéma du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (la Palme d’or Oncle Boonmee en 2010) par la capacité du cinéaste libanais à créer une atmosphère fantastique en filmant uniquement la nature sauvage et en signifiant la présence d’une entité pourtant invisible. Comme son homologue thaïlandais, Ali Cherri pratique un cinéma contemplatif qui peut laisser de marbre ou profondément ennuyer en fonction des attentes de chacun. Les aventuriers du septième art seront toutefois bien inspirés de visionner ce tout premier long-métrage plein de promesses, d’autant que sa dernière demi-heure entièrement vouée aux mythes ancestraux s’avère d’une grande beauté.
Ce cinéma de l’expérimental n’a guère fait recette au cinéma avec seulement 6 547 spectateurs sur toute la France. Ce n’est toutefois guère étonnant au vu de la complexité du film, dont les différents niveaux de lecture peuvent désarçonner. Désormais, les cinéphiles peuvent se rattraper en se procurant le DVD qui dispose d’un supplément explicatif particulièrement précieux.
Critique de Virgile Dumez
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Cinéma contemplatif, Cinéma africain, Cinéma libanais, Les histoires étranges ou incompréhensibles