Initialement prévu au 15 avril 2020, Ema de Pablo Larrain a vu sa distribution repoussée à septembre 2020. Après un détour hollywoodien, l’œuvre sélectionnée à Venise en 2019 marque le grand retour de Pablo Larraín à un sujet plus contemporain traité de façon singulière et porté par un casting impressionnant. Puissant et troublant.
Synopsis : Ema, jeune danseuse mariée à un chorégraphe de renom, est hantée par les conséquences d’une adoption qui a mal tourné. Elle décide de transformer sa vie.
Critique : On avait laissé Pablo Larraín avec deux magnifiques biopicssortis à six mois d’écart : Neruda– une rêverie nabokovienne sur la traque du poète et homme politique chilien par un personnage de flic qu’il inventait au fur et à mesure du récit ; Jackie– le portrait mi-cruel mi-empathique de l’épouse défaite de JFK après l’assassinat de celui-ci.
Retour au Chili
Il revient aujourd’hui avec une œuvre de prime abord moins ambitieuse où sont remisées l’Histoire, la littérature et la politique. Le sujet est cette fois plus intime et contemporain mais pas moins tortueux : la destruction d’un couple – lui chorégraphe, elle danseuse (Ema, donc) de sa troupe et âgée de douze ans de moins – après la « restitution » de l’enfant perturbé qu’ils avaient adopté (il a brûlé le visage de sa tante, ce qui n’aide pas toujours à l’intégration dans la famille d’adoption). Puis les manœuvres pour le moins perverses d’Ema, soit coucher avec les nouveaux parents adoptifs, pour retrouver le fils. Tout ça dans le milieu du reggaeton, au Chili.
Le film commence donc là où bien d’autres cinéastes auraient terminé, Larraín ne décrivant pas le lent processus de dégradation d’une histoire d’amour perturbée par l’arrivée d’un enfant démoniaque mais comment ce couple va gérer l’après de la restitution, la honte et la culpabilité qui y sont attachées.
Cette situation n’est pas immédiatement donnée au spectateur qui doit en réalité la reconstituer à partir de scènes énigmatiques, brèves et elliptiques qui nous montrent un couple qui se déchire ou plutôt deux personnes qui croupissent froidement sous les injures.
Ce mode d’introduction désoriente et déstabilise totalement le spectateur par la violence et la cruauté de ce couple qu’il vient pourtant de découvrir. L’enfant n’est quant à lui qu’une silhouette muette, principalement hors-champ, d’une opacité sur laquelle Larraín a la bonne idée de ne pas capitaliser à peu de frais. Non, ce qui l’intéresse est ce couple bancal en déréliction, malsain dans son rapport avec l’enfant (ainsi croit-on apprendre que sa mère lui donnait encore le sein alors qu’il avait 8-10 ans).
Ema, le vrai “portrait de la jeune fille en feu”
Mais le film va se centrer en réalité sur Ema (puissamment interprétée par Marianne Di Girolamo, actrice de télénovelas chilienne), cette jeune danseuse blonde platine au corps d’enfant, frondeuse et arrogante, qui est à la fois très dure dans ses rapports avec les autres et capable d’une vraie tendresse. Il faut sinon du courage du moins une certaine audace pour imposer – elle est de toutes les scènes ou presque – une héroïne aussi peu aimable, sans concessions et parfois inquiétante.
Même quand le spectateur comprend les raisons véritables pour lesquelles Ema séduit tour à tour les nouveaux parents adoptifs, les relations qu’elle noue avec eux n’en sont pas pour autant dépourvues d’attachement sincère et d’une tendresse non feinte – prête à tout pour retrouver son enfant mais qui ne bascule jamais tout à fait dans l’irréparable, ce qui rend son personnage si ambivalent et donc passionnant à suivre. Faux diable à visage d’ange, aussi déroutante qu’envoutante.
Mais la danseuse n’écrase pas le reste des personnages qui sont tous magnifiquement incarnés, que ce soient ses amies danseuses, sorte de guerrières amazones qui font corps avec elle, ou les nouveaux parents de l’enfant qui vont être tour à tour séduits par ce succube.
C’est aussi le portrait d’une jeunesse chilienne précarisée mais sûre d’elle et aussi d’un milieu – le reggaeton comme un style de vie auquel le film s’intéresse réellement et pas simplement comme d’un décor, que ce soit dans ses dialogues ou les nombreuses scènes de danse. Ce regard intrigué et empathique est dépourvu de tout mépris et de toute condescendance, il est celui d’un homme de la génération précédente (Pablo Larraín a 43 ans) qui cherche à comprendre mais surtout à saisir cette jeunesse dans sa force, à la prendre pour ainsi dire sur le vif.
Une mise en scène virtuose et imposante
Certains films donnent l’impression de suivre un programme et si celui-ci est peu réjouissant ou étriqué, son déploiement n’en est que plus laborieux et donc pénible pour le spectateur. Pas ceux de Larraín où toutes les clés ne sont pas immédiatement données au spectateur, où tout peut arriver, où on ne cesse de changer d’avis sur les personnages – ainsi on ne sait quoi penser du mari d’Ema, ce chorégraphe (interprété entre rétention et éclatement par un Gael García Bernal toujours juste) perdu et dépassé par la froide et absolue détermination de son épouse.
Peut-être que Larraín se montre par endroits trop virtuose avec sa caméra, ses imposants et longs travellings, mais qu’importe car ce film est celui du malaise, du mauvais goût et de la cruauté – il est en cela très différent d’un Marriage story qui s’échine à nous montrer des artistes élégants et bien élevés essayer de se détester dans un style mélancolique et raffiné. Ici ça grince et le film reste comme du sable entre les dents.
Les tenants d’un cinéma académique et policé considèreront Ema comme trop tapageur pour être un grand film. Les autres y verront une œuvre à l’image de son héroïne, frondeuse et radicale, sûre de sa puissance.
Critique de Charles Chambenois