Film qui se hisse au niveau des grands mythes fondateurs, Anatomie de l’enfer est une exploration sans filtre des relations complexes entre hommes et femmes. Une œuvre majeure, pourtant peu considérée à sa sortie.
Synopsis : Dans ces lieux où on se côtoie sans jamais se rencontrer, où la techno gère la pulsion des corps, ils dansent, ils se balancent, ils se fondent dans cette hydre primordiale faite du corps des hommes. Dans l’abrupt désir de l’autre, ils sont des hommes entre eux, qui se suffisent. Elle est la Fille. Belle à couper le souffle, elle est laissée pour compte. Dans les toilettes, elle se coupe les veines avec une lame de rasoir. Et c’est ainsi qu’ils se rencontrent…
Anatomie de l’enfer, un film littéraire
Critique : Ayant connu un très gros succès (plus de 340 000 entrées) avec son provocant Romance (1999) qui mettait en scène l’acteur de films pornographiques Rocco Siffredi en repoussant les limites de la censure en matière de représentation de la sexualité, Catherine Breillat a souhaité retrouver devant sa caméra l’étalon italien dans un rôle encore plus étoffé. Pour cela, elle a choisi d’adapter au grand écran son roman Pornocratie publié en 2002 qui était pourtant difficilement transposable puisqu’il s’agissait d’une longue divagation poético-politico-érotique d’une femme sur ses relations avec le sexe opposé.
Pour pouvoir adapter correctement ce roman très clairement féministe, il fallait toutefois rééquilibrer les rôles et offrir donc à l’homme une véritable personnalité. Grâce à cette réécriture, le projet s’est peu à peu métamorphosé en une autre œuvre qui ne peut en aucun cas se résumer à l’adaptation littérale du roman. De cette origine littéraire, Anatomie de l’enfer en témoigne encore par la présence d’une voix off déclamée par Catherine Breillat elle-même qui, au passage, se met à la place de l’homme. On retrouve aussi cette influence littéraire dans des dialogues très écrits qui peuvent éconduire les amateurs d’un cinéma plus naturaliste.
Et si Eve réglait son compte à Adam ?
En réalité, malgré une introduction qui semble nous inviter dans un univers interlope réaliste, Anatomie de l’enfer se mue très rapidement en un huis-clos qui travaille le mythe en revenant à la racine originelle des relations entre hommes et femmes. Ainsi, les deux personnages principaux – qui n’ont pas de noms – représentent en quelque sorte Adam face à Eve. Il s’agit donc ici de travailler au corps des mythes fondateurs de la culture occidentale. Catherine Breillat cherche à revenir à L’origine du monde comme le suggérait en son temps un célèbre tableau de Gustave Courbet. Il s’agit donc pour elle de montrer le sexe féminin et d’en explorer toute la réalité, les zones d’ombre et ce qui peut expliquer cette relation complexe, pour ne pas dire tourmentée, entre hommes et femmes.
Dans Anatomie de l’enfer, Catherine Breillat pousse très loin sa réflexion philosophique, rejoignant ainsi un cinéma réflexif qui n’entretient aucun lien avec la notion de plaisir ou d’excitation. Certes, quelques séquences de sexe explicite sont présentes car cela illustre parfaitement le projet de la réalisatrice qui est de montrer ce qui est généralement caché, souvent de manière honteuse. Elle rejoint cette idée d’un art qui doit être un révélateur. C’est en cela qu’elle nous montre face caméra des sexes, qu’elle évoque de manière franche et explicite les sécrétions ou encore les menstruations. Il ne s’agit pas tant d’une volonté de choquer que de représenter une réalité qui s’impose à toutes les femmes au quotidien, sans voile ni pudeur.
Dévoiler la femme pour mieux démasquer l’homme
Même si la réalisatrice n’a jamais été une féministe radicale – elle aime clairement les hommes et leur octroie une place essentielle dans le monde – elle démontre par le développement d’un raisonnement construit et nuancé la mécanique qui a poussé les hommes à enfermer leurs conjointes et à les rabaisser. Ainsi, elle signifie à travers le personnage en apparence fort de Rocco Siffredi la faiblesse intrinsèque de l’homme. Celui-ci ne supporte pas son état d’infériorité par rapport à la femme qui peut donner la vie et qui, par des moyens détournés, peut faire ce qu’elle veut de lui. Aussi, selon la réalisatrice, c’est à cause de sa faiblesse que l’homme a développé une forme d’intégrisme sexuel, enfermant la femme dans un stéréotype qui ne correspond à rien de tangible.
Organisé autour de quatre nuits où les deux personnages se rencontrent, le film est donc constitué d’une longue joute oratoire où la femme qui semble initialement plus faible et diaphane – magnifique Amira Casar dans le don total de soi – tire les ficelles. Au contraire, l’homme incarné avec charisme par Rocco Siffredi va peu à peu se fragiliser, tout en continuant à se rassurer sur ses capacités de domination au bar du coin. Avec Anatomie de l’enfer, Catherine Breillat offre non seulement un portrait complexe des femmes, mais elle perce surtout à jour la réalité de bon nombre d’hommes, sans pour autant les condamner.
Anatomie de l’enfer, le plus bressonien des films de Breillat
Cette puissance de réflexion est soutenue par des acteurs formidables et totalement investis. Certes, la diction littéraire a entrainé des railleries stupides lors de la sortie du film, mais cela s’inscrit surtout dans une démarche littéraire typique d’un certain cinéma d’auteur français que nous chérissons. De même, l’épure apparente des décors dans un style très cher à Robert Bresson, n’exclut aucunement le soin maniaque apporté à l’esthétique du film. Non seulement les quelques décors et objets ont été choisis avec soin, mais l’apport de la superbe photographie de Giorgos Arvanitis constitue une plus-value non négligeable. Ainsi, les références aux peintures de la Renaissance abondent dans ce film très particulier qui stimule autant les sens que l’esprit. Il s’agit donc bien d’une œuvre totale qui représente une réussite majeure au sein de la filmographie inégale d’une artiste ô combien précieuse et en avance sur son temps.
Une œuvre incomprise et souvent méprisée
D’ailleurs, Anatomie de l’enfer n’a pas été compris lors de sa sortie par une grande partie de la critique qui a préféré rester en surface du sujet. Quant au public, il n’a tout simplement pas adhéré à cette proposition de cinéma radicale, espérant seulement y trouver des scènes excitantes, là où la chair est finalement plutôt triste, ou du moins mentale. Sorti dans 18 salles parisiennes et seulement 79 salles dans le reste de la France, Anatomie de l’enfer a attiré en première semaine (le 28 janvier 2004) 16 402 Franciliens et 32 714 Français en tout.
Le métrage s’est donc adressé avant tout aux Parisiens. Face à des salles en grande partie désertes, le long-métrage disparaît très rapidement de l’affiche et termine ainsi sa carrière parisienne avec 25 644 pornocrates. En France, ils ne furent que 54 285 spectateurs à faire le déplacement. Depuis, malgré une édition DVD, le film est largement tombé dans l’oubli. On espère sincèrement que la sortie prochaine de L’été dernier (2023) remette enfin en lumière le travail extraordinaire effectué par cette pionnière qu’est la grande Catherine Breillat. L’éditeur français Le Chat qui Fume annonce d’ores et déjà, mais sans donner de date, la sortie de ses 13 films en blu-ray, dont Anatomie de l’enfer.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 28 janvier 2004
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