Swallowed est une œuvre queer, douloureuse et tordue, qui étonne par son traitement de personnages confrontés à une horreur corporelle digne de David Cronenberg. Un thriller également lynchien par Carter Smith, le réalisateur des Ruines (2008).
Synopsis : Benjamin s’apprête à déménager à Los Angeles pour tenter de percer dans le monde du porno gay, son meilleur ami, Dom essaie de faire ce qu’il faut en offrant à Benjamin un moyen de gagner rapidement de l’argent. Au lieu de cela, le duo se retrouve impliqué dans un trafic de drogue supervisé par l’implacable Alice.
La quintessence du cinéma glauque de Carter Smith
Critique : Succès en festival, Swallowed est un trip dérangé écrit et réalisé par Carter Smith qui s’est permis une belle tournée des festivals horrifiques en 2022, avant de trouver sa place en VOD. On connaît en France le réalisateur pour Les Ruines, son seul vrai effort mainstream, quoique violent. C’est Dreamworks qui produisait et Paramount qui distribuait. Le résultat en salle n’avait pas attiré les spectateurs en 2008 (à peine 14 000 spectateurs). L’auteur s’en était retourné à la production gay underground : des courts métrages terreux et étranges fascinés par le corps de jeunes hommes souvent morts, un épisode homo dingos pour la série horrifique Into the Dark (Midnight Kiss), et un long, le poétique et douloureux Jamie Marks Is Dead (2014) présenté à Deauville.
Swallowed est une synthèse hardcore de tout ce qui crée le malaise dans l’œuvre de Smith, mais avec un succès fulgurant. Une production qui malgré son étroitesse de budget, trouve le ton du thriller perturbant qui agite les sensibilités et marque les esprits. Son efficacité de projet audacieux et bien ficelé, produit pour rien, a d’ailleurs séduit Jason Blum : un an après, Carter Smith vient de réaliser pour Blumhouse un téléfilm horrifique intitulé The Passenger (2023). La classe.
Du porno gay à la défonce, toute l’exploitation du corps et ses ravages
Dans Swallowed, l’auteur évoque la relation platonique entre deux jeunes gens sur le point d’interrompre leur amitié particulière, à un tournant de vie décisif qu’ils redoutent. L’un est homosexuel et s’apprête à quitter une Amérique rurale sans lendemain qui le traîne dans un déterminisme social déprimant. Il compte faire carrière à Los Angeles dans le milieu du porno gay. Son corps d’athlète et son attrait pour le sexe feraient de lui une icone du genre. L’autre, latino, est hétérosexuel ; il veille sur lui comme un ange gardien, dans une contrée de brutes et d’individus frustres et violents où son ami, à la beauté à la fois pure et sensible, ne lui laisse aucun espoir face aux monstres.
L’amour entre les deux jeunes gens est dépeint avec finesse par le réalisateur qui se refuse au cliché et à la facilité psychologique. Dans une série B terrifiante, il construit ces deux protagonistes pour mieux gagner l’empathie du spectateur, lors de l’exercice de destruction de l’innocence. Tout au long de cette œuvre, les deux protagonistes voient leurs destins rudoyés ; ils sont torturés, physiquement et mentalement, par l’hostilité d’un monde ténébreux, dont on sent le désespoir infect dans ses replis. Une société étouffée par son misérabilisme, éloignée de la civilisée effrénée, dont l’effet de rouille et de déliquescence est palpable sur l’âme humaine.
Le scénario tourne les deux protagonistes en mules lors de ce qui est d’abord présenté comme un bon plan pour de l’argent facile mais qui vire au glauque et au piège mortel dont les deux jeunes gens ne peuvent s’extraire. Le projet du pote hétéro – offrir de cet argent à son meilleur ami qui ne découvre ses intentions que le dos au mur, avant son départ -, n’aboutira pas par une arrestation de police, mais à un huis clos dégénéré au fond d’obscurs bois, durant lequel les deux corps qui ont avalé ces sachets de drogue vont devoir faire face aux conséquences physiques et psychologiques de leur acte. Evidemment, le titre, “Swallowed”, prend alors tout son sens avec les connotations sexuelles que cela implique et déjà mise en bouche par l’aspiration à l’industrie pornographique du personnage principal.
Swallowed ingurgite des inspirations de l’étrange, celles de Lynch et Cronenberg
Ce poids de l’atavisme qui voudrait renvoyer ses ouailles dans ses entrailles prend forcément une allure métaphorique en jouant sur les corps même des personnages que l’on dénude et confronte à des situations d’humiliation monstrueuses et inédites dans ce type de production. C’est tout le pouvoir de la VOD qui ose l’audace la plus effrontée, la plus perverse, et dégradante, et qui pare son scénario d’une grande touche d’inattendu. Le cinéaste qui souhaiterait, a priori, sous-entendre que l’on ne peut échapper à ses origines et à ses racines, dévoile des inspirations majeures. Le thriller vire dans le cauchemar lynchien, avec des personnages troubles que l’on aurait pu voir dans Twin Peaks du grand David Lynch, tant leur étrangeté, notamment dans leur façon d’apparaître dans le récit, nourrit la monstruosité du récit et la tragédie qui succède aux actes. Ensuite, ce film de tension horrifique emprunte à David Cronenberg son goût pour les mutations corporelles. Ce type d’horreur semble fasciner le cinéaste depuis longtemps, notamment dans ses courts métrages comme YearBook (2011).
A l’aise dans la réalisation, Carter Smith ne brade jamais les effets et manie adroitement la syntaxe cinématographique en dépit de moyens d’enregistrement du son et de l’image qui démontrent les limites de l’exercice. Le produit est indie, à la limite de l’underground, ce qui le rend d’autant plus ambivalent. D’ailleurs, le casting principal peut paraître par moment fragile. Mais le cinéaste fait ressortir une empathie palpable dans leur calvaire à l’écran. Cooper Koch est largement plus qu’un corps ciselé et Jose Colon confronte son jeu à des moments peu évidents à envisager devant une caméra. Pour eux, rien ne peut être aisé à jouer.
Retour à l’horreur pour Mark Patton dont la carrière vira au cauchemar en 1985
Le casting de second rôle est impeccable. Mark Patton, victime directe de l’homophobie lors de la sortie de La Revanche de Freddy dont il incarnait le héros, suite sortie en pleine crise du sida (lire ici), tient un rôle mémorable aux antipodes de celui qu’il interprétait dans ce Freddy 2. Quant à Jena Malone, l’actrice de Donnie Darko et des Ruines, elle rivalise d’ambiguïté dans un rôle dur et détestable où elle parvient à des étincelles d’humanité et d’empathie dans son regard, avec la subtilité des grandes actrices, notamment lorsqu’elle impose aux deux protagonistes les sévices les plus dégradants, pour récupérer la drogue qu’elle leur a fait ingérer.
Mark Patton et Jena Malone, vilains d’un film où ils sont bien plus, démontrent indéniablement le talent du cinéaste dans sa direction des acteurs. Avec son script ciselé pour étonner jusque dans sa dernière scène que l’on qualifiera d’atypique et même d’amorale, Swallowed démontre un regard singulier dans sa peinture d’une Amérique déliquescente. C’est toute la fascination pour la célébrité, drogue contre la misère de son quotidien, qu’il utilise comme tremplin pour une œuvre sur les addictions d’une Amérique dévastée. C’est viscéral, sale et méchant. Mais curieusement, extrêmement sensuel et romantique. Les deux visages d’une nation dans tous les cas sur le déclin qui n’inspirera pas le respect après le visionnage de ce petit shocker, tordu et perturbant.
Design poster : Champ & Pepper Inc. © Momentum Pictures, All the Dead Boys