Sorry we missed you est la quintessence Ken Loach : un cinéma engagé et humaniste qui parvient à émouvoir et bousculer tout en atteignant une vraie limpidité dans l’art de la narration.
Synopsis : Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…
Ken Loach à l’attaque de l’ubérisation
Critique : Dans la digne et logique continuité de ses films sociaux, Ken Loach poursuit sa radioscopie des déshérités de la société anglaise et sa dénonciation des effets pervers du néolibéralisme. On est ici dans sa veine la plus sombre, celle de Family Life, Ladybird ou Moi, Daniel Blake, loin de l’humour tendre et acerbe qui constituait un espace de respiration dans les récits dramatiques de Riff Raff ou Raining Stones.
En s’attaquant à l’ubérisation des emplois, Ken Loach et son fidèle scénariste Paul Laverty tout en restant fidèles à leur démarche élargissent leur problématique mais persistent à démontrer l’hypocrisie d’une idéologie qui continue d’aliéner les plus démunis au nom du respect de l’initiative individuelle et de l’esprit d’entreprise.
Une œuvre en mal de nuance
Le couple formé par Ricky et Abby est pourtant plein de bonne volonté mais sera broyé par le système qu’ils ont pourtant cherché à intégrer. Abby est une aide à domicile payée par une agence qui propose des prestations à des prix très bas d’où une rémunération de misère avec un nombre d’heures excessif qui la coupe de son milieu familial.
Abby et son époux n’ont même pas le statut de salarié et sont payés au rendement : étant travailleurs indépendants, ils ne disposent d’aucune protection sociale en cas de maladie ou d’accident de travail. La situation est particulièrement précaire pour Ricky qui doit lui-même acheter et assurer sa camionnette et pour cela endetter son ménage.
Le travailleur n’étant pas ici juridiquement lié par contrat à son employeur, il supporte le maximum des dépenses qui devraient incomber à son entreprise, ce qui n’empêche pas Maloney, le manager cynique, de traiter ses gars avec aussi peu de bienveillance que les contremaîtres des manufactures anglaises du XIXe siècle. « Ce n’est pas l’économie de marché, c’est au contraire une évolution logique du marché, induite par une concurrence sauvage visant à réduire les coûts et à optimiser les bénéfices », rappelle Ken Loach dans le dossier de presse.
Dans les conventions du mélodrame, mais avec dignité et sobriété
On pourra objecter que le réalisateur n’a pas le sens de la nuance et ne montre que les effets pervers de nouvelles formes organisationnelles et managériales du travail. Et il est vrai que l’accumulation de tuiles qui s’abat sur le couple sombre parfois dans la complaisance et le déterminisme naturaliste, du conflit qui éclate entre le père et le fils à l’agression sauvage sur le parcours de livraison des marchandises en passant par les appels urgents du commissariat ou de l’établissement scolaire.
Loach est pourtant cohérent et assume les conventions du mélodrame. Et comme à son habitude, il filme avec sobriété des personnages dignes, témoignant à leur égard d’un véritable respect, comme le firent naguère les cinémas de Chaplin ou de Sica. Et même si la figure de Seb est secondaire dans la narration, Loach dépeint comme à son habitude un beau portrait d’ado écorché, qui fait écho à d’autres jalons essentiels du cinéaste, tels Kes ou Sweet Sixteen.
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Critique de Gérard Crespo