Cruel film d’initiation, Le Temps des Gitans porte la marque d’un cinéaste, Emir Kusturica, fasciné par le rapport entre rêve et réalité, ce « réalisme magique » dont on voit ici l’une des premières et des plus belles manifestations.
Synopsis : La dramatique vie de Perhan, fils naturel d’un soldat et d’une Tzigane, qui rêve d’un avenir riche et heureux. Élevé par sa grand-mère qui l’adore, il est bientôt arraché à elle et part en Italie travailler pour un trafiquant d’enfants. Il reviendra au pays mais ne réussira pas à réaliser son rêve.
Critique : C’était l’époque de la découverte : Kusturica avait triomphé à Cannes avec Papa est en voyage d’affaires en 1985 (sa première Palme d’or), et proposait une esquisse de ce qui sera sa marque de fabrique, ce foisonnement baroque teinté de merveilleux, dans ce Temps des Gitans, Prix de la mise en scène en 1989.
Une voix originale, enthousiasmante, et qui ne laissait pas présager l’abandon actuel de la critique et du public, son dernier film (On the milky Road) étant passé inaperçu, hélas à notre goût. Revoir aujourd’hui ce film, la pierre fondatrice d’un style, revient à se plonger dans un monde étrange et replié sur lui-même, celui des Roms. Kusturica n’a jamais caché son affection pour ce peuple méconnu, et entreprend de les célébrer sans dissimuler sa part d’ombre.
Le temps des Gitans commence dans un bidonville de Macédoine, et la première partie fait le portrait truculent d’une communauté bruyante, excessive, qui oscille entre engueulades et preuves d’affection, entre religion et magie. Mais au total, Kusturica regarde avec sympathie ces gens en représentation perpétuelle et qui vivent à l’écart (la ville n’apparaît qu’au loin), entre eux. Pour lui, même imparfait, le monde des Roms est un équilibre où chacun a sa place.
Presque sans s’en rendre compte, on suit Perhan, gamin dévoué, qui vit entre sa sœur handicapée, sa grand-mère chérie et un oncle joueur. Ses déboires amoureux sont contés sur un monde humoristique, mais on est à vrai dire davantage fasciné par la prolifération de détails, la vie grouillante que par ce personnage peu charismatique.
Kusturica prend soin de faire s’agiter son petit monde qu’il suit en travellings fréquents, pour passer d’un protagoniste à un anonyme, multiplie les situations étonnantes ou grotesques (la pendaison, la maison arrachée, le rêve) qu’il mâtine de changements de tons réguliers. Autant dire que cette première partie, débordante, se suit les yeux écarquillés ; car, et c’est une constante du film, il est difficile de prévoir la scène suivante et on se laisse emporter par un flot impétueux et généreux.
Si le cinéaste prend soin de placer quelques motifs qui reviendront (le vent, le bestiaire et en particulier le dindon), c’est avec l’arrivée d’ Ahmed, « nabab » qui revient d’Italie, que, imperceptiblement d’abord, les choses changent.
Voici Perhan entraîné presque malgré lui en Italie, pour faire fortune. Mais, en quittant son équilibre initial, il travaille sans le savoir à sa chute : chute morale, puisqu’il va découvrir la tromperie, devenir cynique et brutal ; chute physique puisqu’il perdra tout ce qui compte avant de se faire abattre.
Commencé comme une comédie, Le temps des Gitans se poursuit en drame et s’achève en tragédie de la vengeance. Impossible de résumer les péripéties qui s’accumulent, ou de citer tous les personnages. Le miracle est que le film garde une unité, non seulement à travers le héros et ses mutations, mais encore par le retour de motifs comme le voile de mariée au vent ou le carton « qui marche ».
De même l’omniprésence de la musique (qui sera une autre marque de fabrique de Kusturica) contribue-t-elle à assurer une cohérence à l’ensemble ; elle lui donne un tonalité particulière, renforçant tristesse ou joie avec la même puissance. Tous ces éléments tomberaient à plat si le cinéaste n’insufflait à son film une verve jamais démentie, un rythme que les ellipses précipitent encore. Il a le don d’étonner toujours, tout en préservant des scènes intenses et émouvantes. Son regard jamais méprisant sur un monde qu’il ne cherche pas à embellir évite le misérabilisme et, par l’ajout de la magie, dépasse le simple réalisme pour viser la fable, mais une fable sans morale, une fable débordante de sève et de folie.
Avec ce troisième long-métrage, Kusturica a marqué les esprits : d’images irréelles en idées stupéfiantes (la mort sous forme de dindon blanc!), il a créé une vision inédite et d’une richesse inépuisable. Exténuant, entremêlant le sublime et le sordide, mené au pas de course sans qu’on puisse en décrocher, Le Temps des Gitans méritait une édition digne de lui. C’est chose faite. Les nouvelles générations de cinéphiles pourront découvrir dans les meilleures conditions ce monument vibrant.
Suppléments : 4,5/5
Le nombre et la qualité des bonus datant de 2007 satisferont aussi bien l’amateur éclairé que le néophyte. Après le tour d’horizon riche en informations (Autour du « Temps des Gitans », 15mn), Kusturica se livre dans un entretien-profession de foi : sa relation aux gitans, sa conception du cinéma, son désir d’allier « Bruce Lee et Ingmar Bergman », tout y est concentré en 20 minutes. C’est ensuite la musique qui est analysée dans son rôle fondamental pour le film aussi bien que pour les Roms. On apprendra beaucoup sur ce sujet, la musique comme appartenance, comme expérience de vie (20mn). L’Errance et le Rêve (14mn) est une étude précieuse aux deux sens du terme des principaux thèmes et dimensions du film, et en particulier des trois séquences fantasmagoriques. Plus personnel, le « témoignage d’amitié » de Serge Regourd, qui défendit Underground, dresse le portrait nuancé d’une personnalité complexe et rebelle (15mn). On passe ensuite à l’étonnant module sur le village « de » Kusturica, celui qu’il a voulu et fondé et qui tourne autour de lui, le tout raconté par un chien du réalisateur (5mn). Outre la bande-annonce, le disque propose aussi une « fin alternative » (3mn), c’est à dire une séquence supplémentaire ironique, peut-être trop explicite, mais réussie.
Image : 4/5
Le début est un peu trop granuleux, mais très vite on apprécie l’éclat d’une copie propre, colorée, respectueuse d’une esthétique de la surabondance. L’impeccable définition réjouit les yeux.
Son : 4/5
La VO (2.0 et 1.0) propose un son net, qui permet de goûter au mieux les voix rocailleuses et la musique omniprésente. La VF paraît maladroite et pour tout dire hors-sujet dans un film qui repose beaucoup sur la langue romani.
Critique et test DVD : François Bonini