Le diable n’existe pas adopte quatre points de vue différents et construit un brillant plaidoyer pour dénoncer la quasi-impossibilité à affirmer sa conscience individuelle dans une dictature.
Synopsis : Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.
Le nouveau film d’un cinéaste persécuté
Critique : En 2017, Un homme intègre, précédent long-métrage du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof remporte le Prix Un Certain Regard au festival de Cannes. Une belle récompense ternie par la réalité à laquelle le réalisateur doit se confronter. Les autorités iraniennes l’accusent d’acte contre la sécurité nationale et de propagande contre le régime, ce qui lui vaut la confiscation de son passeport et un interrogatoire musclé. En 2019, il est condamné à de la prison. Il lui est désormais interdit de quitter son pays, ce qui le prive de la joie de recevoir lui-même l’Ours d’or que le festival de Berlin 2020 lui attribue.
Dans ces conditions, comment imaginer pouvoir continuer à s’exprimer à travers le cinéma ? Remarquant que la censure s’exerce moins brutalement sur les courts-métrages que sur les longs, il choisit de tourner quatre histoires différentes reliées par des thèmes communs : la peine de mort, la résistance ou non aux injonctions totalitaires, la préservation de son libre arbitre. Dans un pays où la peine de mort existe toujours, doit-on accepter de se transformer en bourreau comme la loi exige et devenir un meurtrier malgré soi ?
Plusieurs histoires qui interrogent sur notre capacité à nous rebeller
La règle première d’un régime totalitaire est d’imposer une société uniforme destinée à anéantir toute velléité de réflexion ou possibilité de raisonnement. Ceux qui s’opposent à cette domination mentale sont mis à l’écart par leurs concitoyens et martyrisés par les autorités. Ce qui explique que peu s’y risquent, même quand les ordres donnés sont contraires à leur morale personnelle. Obéir sans état d’âme ou se rebeller en toute connaissance de cause ? C’est à cet insupportable dilemme que Rasoulof soumet ses personnages, des êtres humains ordinaires, ni pires ni meilleurs que les autres, emprisonnés dans une inextricable tempête intérieure.
La première histoire nous plonge au cœur de cette problématique infligée au peuple iranien. Une famille, semblable à toutes les familles du monde (à ceci près que la mère doit à tout moment justifier de son statut d’épouse) vaque à ses occupations quotidiennes. Le père de famille est un homme dévoué, toujours prêt à rendre service à sa famille, ses amis ou ses voisins. Rompant cette prétendue banalité, la dernière scène qui ne dévoile que partiellement mais néanmoins très clairement toute l’étendue de l’horreur, propulse le spectateur dans un univers de noirceur pour le questionner sur ses propres agissements face à ce choix cornélien.
Un film toujours passionnant et jamais mélodramatique
Un peu plus tard, un jeune militaire acceptera d’exécuter l’ignoble sentence dans le seul but d’obtenir une permission et rejoindre sa fiancée sans mesurer les conséquences désastreuses de sa décision auprès de la famille de sa bien-aimée. Pendant qu’un tout jeune conscrit, malgré les brimades et les coups, hurle son refus de donner la mort, un homme d’âge mur révèle enfin à sa famille les répercussions d’un choix politiquement dangereux qui l’a contraint, il y a plusieurs années, à se retirer du monde.
Des destins qui s’entremêlent et s’entrechoquent pour dire le pire et le meilleur. Des récits que certains jugeront peut-être redondants et un peu trop appuyés, mais dont l’intensité, dépouillée de tout effet mélodramatique, suffit à tenir le spectateur en haleine, d’autant que d’un clin d’œil malicieux à l’égard de ce pays qui encore et toujours dévalorise les femmes, l’auteur teinte son discours de quelques notes féministes, démontrant que leur soutien à ces situations complexes est loin d’être négligeable.
Le diable n’existe pas, mais la poésie, oui !
Mais Le diable n’existe pas n’est pas qu’un film politique destiné à nous renseigner sur l’état actuel de l’Iran. Servi par une réalisation sobre, sautant d’un genre à l’autre (comédie, thriller, drame), multipliant les ambiances (des espaces clos étouffants aux paysages chauds des couleurs ocres d’une nature lumineuse), il déploie des trésors de poésie et d’humanité inattendus et adoucit cette diatribe parfois virulente d’étonnants accents de dignité et pudeur.
Le diable n’existerait-il donc pas ? Seuls les hommes pourraient, dans tous les cas, disposer en totale intelligence, du bien et du mal ? Pas si sûr, puisque d’après un proverbe arménien sur lequel chacun méditera en son âme et conscience Le diable ne se repose jamais.
Critique de Claudine Levanneur