Uniquement composé d’entretiens avec les habitants du titre, Detroiters est un constat implacable sur une Amérique des laissés-pour-compte, entre racisme et mépris.
Synopsis : Que reste-t-il quand la capitale mythique de l’automobile meurt ? Un champ de ruines, des souvenirs et de la neige. Et un feu qui continue, fragile, car certains ne sont pas partis et tentent de comprendre comme de reconstruire.
Critique : Detroiters est, au sens noble du terme, un film politique ; mais pas un exposé théorique (il n’y a pas de voix-off explicative et surplombante), plutôt une vision à hauteur d’homme, fondée sur des témoignages multiples. Comme son titre l’indique, il donne la parole à des habitants, majoritairement Noirs, qui racontent par leurs trajets singuliers, leurs vies présentes et passées. Detroit, ancienne grande ville prospère, est présentée en longs travellings comme un endroit sinistre, avec ses usines abandonnées et ses maisons en ruine ; le cœur de la cité, visiblement encore riche, n’est vu que de loin, en horizon inaccessible.
Detroiters, l’histoire grinçante de l’Amérique (post) industrielle
D’une certaine manière et malgré une construction éclatée, Detroiters s’articule autour de trois époques : le passé, le présent et l’avenir. Mais le passé lui-même est double ; dès le début, une vision nostalgique apparaît, avec les vestiges présentés par les premiers témoins : la disparition des boutiques, plus tard du marché, raconte une vie d’échanges humains qui a disparu. Mais d’une part, ce passé est contredit par l’évocation de très fortes nuances : c’est le travail à la chaîne et l’exploitation ; d’autre part, d’une façon répétitive, le film montre l’ancrage des témoins dans un passé commun, celui de l’esclavage. Ces hommes ne se sentent pas « afro-américains », puisque l’Afrique a disparu des mémoires, mais héritiers de la « Ceinture noire », des champs de coton et de la servitude. On mesure sans doute mal à quel point ce passé est encore présent : la grand-mère d’un témoin, née esclave, n’a jamais connu son âge. D’une certaine manière, ce cruel héritage devient une fierté : le projet immobilier s’articule autour d’une « case d’esclave ». Pas de vision idyllique donc, malgré les inserts de documents anciens qui présentent une vision rose bonbon de la ville, mais au moins était-ce mieux : du travail, un travail dont on pouvait être fier : « on adorait les voitures mais on ne pouvait pas s’en acheter » et l’impression d’appartenir à un monde vivant, même en étant déclassé.
Une société qui n’exploite même plus les Noirs, mais qui les met de côté
Le présent, en revanche, est uniformément sinistre. Non seulement visuellement, par l’empilement de plans fixes ou de travellings sur des quartiers abandonnés, mais aussi par des témoignages, souvent mezza voce, qui disent la noirceur d’un quotidien désespérant dans lequel la discrimination, loin d’avoir disparu, s’accompagne de violence et de la sensation de « grandir dans un champ de bataille ». Pour autant, le film ne se fait pas constat larmoyant : on sent une rage parfois explicite, et surtout une mise en accusation. C’est en ce sens que Detroiters est un film politique : les promoteurs immobiliers qui rachètent des maisons pour une bouchée de pain et les revendent à prix d’or, le capitalisme financier, le cynisme d’un plan de ville délibérément discriminant, à quoi s’ajoute l’inquiétude face aux conséquences économiques et climatiques, tout cela forme un ensemble virulent. En contrepoint, le discours d’un dirigeant blanc satisfait que de nombreux quartiers échappent à la misère, apparaît comme un monument ironique dédié à ce capitalisme dont un témoin dit qu’avant, il « n’était pas juste, mais il fonctionnait » ; au fond, c’est une perte de sens que ces gens décrivent. Ils ne se retrouvent plus dans une société qui ne les exploite même plus, mais les met de côté. A cet égard, les interventions poignantes d’un cuisinier victime d’un médicament pour le calmer et de son collègue qui se pose une question douloureuse (« Et si j’étais né Blanc ? ») valent toutes les démonstrations chiffrées.
Ponctuellement, le film revient sur ce qui soude encore le « peuple noir » : le témoignage d’un pasteur et une scène dans une église mettent l’accent sur le lien irréductible entre eux et Dieu. Plus encore peut-être, la musique est le vrai ciment : d’où ces belles séquences de chant partagé, et en particulier le plan-séquence des trois femmes autour d’une table, comme des respirations presque incongrues mais qui prennent sens dans l’économie générale du film. Car au fond, c’est la continuité par rapport à l’esclavage : la religion et la musique seules forment le lien entre les Noirs.
L’avenir des habitants, l’autre pièce du puzzle
Reste l’avenir : il s’incarne en un doublon d’espérance. Le projet soutenu par le professeur Simmons et sa femme consiste en un développement de logements accessibles. Pour généreux et prometteur qu’il soit, il n’est que ponctuel et la limite en semble vite atteinte. Plus profondément, et c’est sur ce message que se termine le métrage, l’horizon indépassable, c’est la lutte pour une réelle égalité. On sent à la fois un espoir porté par ce témoin dont les yeux forment le dernier plan, et la difficulté de la tâche. D’où cette sensation d’une amertume, diffuse au départ, et qui éclate dans les images ultimes.
Detroiters est construit comme un puzzle dont les différentes pièces s’assemblent et forment une cohérence a priori peu perceptible. La récurrence des gros plans, si elle n’est pas très originale, montre à quel point le film se fonde sur l’humain. De la même manière, l’alternance de séquences descriptives et de témoignages impose un rythme lent qui s’accorde aux voix la plupart du temps douces et rend les dénonciations plus fortes. On se serait certes passé de quelques affèteries, mais, tel quel, ce documentaire émouvant et digne incite à la réflexion de la manière à la fois la plus noble et la plus puissante, sans se contenter de grands discours ni de sensiblerie.
Sorties de la semaine du 4 mai 2022
© The Dark 2022