Aucun ours est un nouveau film coup de poing de Jafar Panahi qui se sert de sa situation personnelle pour dépeindre l’Iran dans toute son horreur liberticide. Glaçant.
Synopsis : Dans un village iranien proche de la frontière, un metteur en scène est témoin d’une histoire d’amour tandis qu’il en filme une autre. La tradition et la politique auront-elles raison des deux ?
La caméra comme arme de résistance à l’oppression
Critique : Alors qu’il est frappé d’une interdiction de tourner pour une durée de dix ans, le cinéaste Jafar Panahi – qui nous avait bluffé avec des œuvres fortes et radicales comme Le cercle (2000) et Sang et or (2003) – a décidé de résister et de continuer à exprimer ses idées à travers des longs-métrages tournés en clandestinité. Ainsi, depuis plusieurs années, Jafar Panahi est devenu par force le sujet même de ses films. Il explique sa situation dans des films de fiction à la lisière du documentaire comme Ceci n’est pas un film (2011) ou encore l’excellent Taxi Téhéran (2015) qui a reçu l’Ours d’or au Festival de Berlin.
Après Trois visages (2018), il nous revient donc avec Aucun ours (2022) qui creuse toujours le même sillon d’un apparent documentaire, mêlé à une fiction. A l’aide d’une mise en abîme, Jafar Panahi débute son film par une scène de ménage entre un homme et une femme qui cherchent à quitter l’Iran en clandestinité. Pourtant, au bout de quelques minutes, le spectateur découvre que la scène en question est en réalité le tournage d’un film de fiction. Dès lors, Jafar Panahi nous montre comment il parvient à réaliser ses films en étant toujours tenu à distance du plateau, afin qu’aucune preuve de son implication ne soit établie. Il utilise notamment internet et peut ainsi assister au tournage et donner ses conseils avisés.
Un pays coincé entre un pouvoir autoritaire et des traditions sclérosantes
Pourtant, à cet élément qui tient de la pure autobiographie, Jafar Panahi ajoute une intrigue supplémentaire, elle aussi fictive, qui le voit être accusé par des villageois de favoriser l’union interdite entre deux jeunes gens. Dès lors, la frontière entre fiction et documentaire se brouille totalement. En réalité, ces deux histoires finissent surtout par peindre le portrait d’un pays, l’Iran donc, qui est totalement verrouillé. Que ce soit le couple urbain qui cherche à s’évader de Téhéran qui est une prison à ciel ouvert à cause d’un pouvoir islamique totalitaire ou que ce soit le couple campagnard qui ne peut vivre son amour à cause des traditions ancestrales, l’individu ne compte aucunement dans un pays où s’épanouir en liberté est impossible.
Désormais très sûr de lui devant la caméra, Jafar Panahi nous fait part de son désarroi face à une nation irrémédiablement bloquée dans le passé, ses traditions ancestrales et sa religion. D’un grand pessimisme, Aucun ours irrite très souvent car les différents protagonistes sont systématiquement prisonniers d’un système de valeur qui va à l’encontre des nôtres. Le titre lui-même fait référence à une fable qui est transmise aux villageois selon laquelle ils peuvent être agressés par un plantigrade s’ils s’éloignent trop de leur foyer. Or, Jafar Panahi précise bien qu’aucun ours ne vit dans cette région, preuve que les superstitions ont la peau dure dans cette partie du monde.
Aucun ours fait de l’Iran un enfer pour tout amoureux de la liberté
On signalera au passage le courage d’un réalisateur qui se moque ouvertement des us et coutumes des paysans locaux. Il ose même détourner une cérémonie solennelle de serment en évitant de jurer sur le Coran et en dénonçant la stupidité des traditions locales. Une sacrée prise de risques pour une œuvre finalement très subversive et qui décrit l’Iran comme un enfer sur Terre. Il faut dire que durant le tournage, le cinéaste a été dénoncé plusieurs fois par des villageois et n’a eu de cesse de se déplacer pour continuer à tourner librement. D’ailleurs, depuis le tournage, Jafar Panahi a à nouveau été arrêté et mis en prison, au point qu’il a entamé une grève de la faim en février 2023 afin de dénoncer ses conditions de détention. Grâce à la pression internationale, il a finalement pu être libéré, tout en étant toujours sous haute surveillance.
Très fort et d’une puissance évocatrice qui rejoint ses premières œuvres citées plus haut, Aucun ours est assurément un grand film, par-delà même les circonstances qui l’ont vu naître. Il mérite en tout cas largement le Prix spécial du jury qui lui a été décerné à la Mostra de Venise. Certes, la récompense était de l’ordre du geste politique symbolique, mais le long-métrage mérite vraiment des éloges par sa puissance de dénonciation.
Le courage ne fait plus autant recette
Malgré d’excellentes critiques, Aucun ours n’a malheureusement pas autant attiré que les films précédents du réalisateur. Loin des 581 354 entrées de Taxi Téhéran ou même des 200 115 spectateurs de Trois visages, Aucun ours s’est contenté de 81 526 libertaires dans les salles françaises. Il faut dire que le contexte n’est plus le même, la crise sanitaire de la Covid ayant eu tendance à éroder les entrées du cinéma d’art et essai. Il est toujours temps de se rattraper en achetant le DVD du film ou en le visionnant en VOD. Ce pamphlet courageux mérite franchement le détour.
Critique de Virgile Dumez
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Les films dans le film, Métacinéma, Cinéma iranien, Festival de Venise 2022