Note des spectateurs :

Radical et visionnaire, Carlos Reygadas nous explique sa vision du cinéma et sa différence, dans un entretien passionnant dans lequel il démontre qu’il n’a pas baissé les bras face à l’hégémonie d’un cinéma d’auteur hollywoodien ronflant.

Frédéric Mignard : Guillermo del Toro et La forme de l’eau, Alfonso Cuarón et Roma…, une certaine effervescence aujourd’hui caractérise le cinéma mexicain. Tu vois cela comme un engouement temporaire ou signe de renouveau authentique du cinéma national ?
Carlos Reygadas : Je crois que quelque chose s’est construit, mais pas forcément là où la lumière se situe. Evidemment, il y a ces auteurs que tu viens de nommer, mais à côté il y a toute une diversité qui me ferait dire que quelque chose de positif est en train de se produire. La qualité est là. Je pense à de nombreux documentaristes mexicains que l’on ne connaît pas beaucoup, comme par exemple Tatiana Huezo, Eduardo Gonzalez, il y en a d’autres encore, dont le travail est vraiment important. Il y a aussi un cinéma d’auteur beaucoup plus extrême que le mien, mais aussi un cinéma plus classique, comme ceux que tu viens de citer, mais qui font des choses qui ont un impact fort et cela marche. Mais je relèverai surtout pour ma part, la vraie diversité du cinéma mexicain, thématiques et stylistiques.

En France, on est très attaché aux auteurs et à la salle de cinéma et donc une polémique a accompagné la diffusion de Roma, qui n’a pas été présenté par Netflix en salle, alors qu’il s’agissait d’un film d’auteur, destiné au grand écran. Est-ce que tu penses que ce type de plateforme est un bon vecteur pour promouvoir des cinématographies étrangères auprès d’un public qui ne les aurait pas connues, ou au contraire y vois-tu la tentation d’une normalisation du cinéma dans sa diversité ?
Pour commencer, je suis triste que l’on élimine l’idée de sortir le film en salle. Mais le vrai problème de mon point de vue, ce n’est pas celui-là. C’est la qualité des œuvres qui ressort de ce genre de sites et l’hégémonie d’une plateforme. La diversité des films de Netflix par exemple est très pauvre. Il manque de bons films classiques. On ne peut pas retrouver un film de Bergman, de Haneke, ou même de Gaspar Noé par exemple. Ou évidemment mon cinéma. J’ai essayé Netflix trois quatre fois, et je me suis rendu compte qu’il n’y avait rien à voir.

Que penses-tu alors de la décision de Cuarón de donner l’exclusivité à Netflix, sachant que vous avez un point commun tous les deux, un attachement à l’image dans sa dimension cinématographique ?
Personnellement, je ne le ferai pas, mais je ne peux pas le juger. Peut-être a-t-il dû le faire car c’était la seule façon de financer le film à la fin…

Penses-tu vraiment que c’était la seule façon de le financer ? Ton dernier film est une coproduction… Roma n’aurait-il pas pu être coproduit par la France et d’autres ?
Peut-être, mais soyons honnête, on dit le petit film de Cuarón qu’il est revenu faire au Mexique…. Bon, mon film coûte un million d’euros, ce film-là en a coûté 20 ou plus. Certains disent que cela a coûté 35 millions d’euros. Donc finalement Alfonso, c’est un cinéaste qui a appris à faire des films dans le système hollywoodien, donc ce film coûte beaucoup d’argent et je ne sais pas s’il aurait pu le faire avec 3-4 millions d’euros. Je ne veux pas rentrer dans le personnel car à la fin, je ne sais pas pourquoi il l’a fait. Moi, la seule chose que je peux te dire, c’est que je ne le ferai pas. J’aime le cinéma dans les salles, j’aime la diversité, la création personnelle et aller plus loin.
En revanche, ce que je peux condamner, c’est qu’aujourd’hui, il y a de plus en plus une pensée hégémonique qui réduit l’espace du cinéma d’auteur dans les salles.

Mais te sens-tu en danger dans ce contexte-là, un contexte de fermeture de salle art et essai, avec une vraie remise en question aux USA des circuits plus exigeants ?
Un petit peu. Les gens qui font un cinéma plus ou moins comme le mien, oui, on doit tous être inquiets. On ne peut plus vivre de nos films. On a des problèmes pour trouver des financements. Le prix de vente baisse, la distribution diminue et l’espace dans la critique et l’espace public de discussion se réduisent. Ce cinéma-là jouit de moins en moins de place. On devrait tous partager cette inquiétude, les cinéphiles aussi. On a de moins en moins de possibilités de voir ce genre de film, alors qu’à côté, il y a un cinéma d’auteur ou soi-disant d’auteur, en tout cas intermédiaire, que je qualifierais d’Hollywood +, qui prend beaucoup de place et qui, de mon point de vue, est trop similaire au cinéma de Hollywood.

Ton cinéma d’auteur, justement, est méconnu du grand public parce qu’il est radical ; cependant tu es un cinéaste culte, diffusé dans les plus grands festivals, de Cannes, où tu fais figure d’habitué, à Venise. Les cinéphiles attendent tes films, ton œuvre suscite une curiosité réelle. Mais n’as-tu pas peur par moment d’être taxé de cinéaste de festival ?
… ou de musée. Honnêtement, non, parce que je crois en tant que cinéphile, au film en soi. Que l’œuvre marche ou ne marche pas dans les salles, c’est une chose qui doit rester secondaire, notamment quand on écrit le film, quand on le réalise. De mon point de vue, la carrière d’une œuvre dépend de l’époque. Peut-être qu’une œuvre contemporaine aurait mieux marché dans les années 60. Mais je ne veux pas changer le film que je dois faire à cause d’éléments extérieurs que je ne peux pas contrôler.

En fait, tu restes fidèle à cette radicalité. Personnellement, j’ai trouvé Nuestro tiempo beaucoup plus accessible que tes autres films. Sa seule radicalité finalement, c’est sa durée. Est-ce que le film aurait pu être plus court ?
Tout à fait. Peut-être, mais cela n’aurait pas le même impact. Le film ne serait pas ce qu’il est s’il était plus court. Je crois au rythme interne d’un film. Tu sais bien que des films de 90 minutes peuvent paraître interminables. Après 20 minutes, on veut sortir de la salle ou se trancher les veines ! Et puis il y a des films de trois heures qui ne le sont pas. Du moment que le rythme interne est le bon, la durée n’a aucune importance. Couper pour couper, pour que cela puisse rentrer dans un format de deux heures, c’est de mon point de vue une erreur.

Je vais reformuler ma question autrement. Est-ce qu’il y a une volonté avec Nuestro Tiempo de faire un cinéma moins provocateur, moins agressif, et donc plus accessible pour un public qui ne va pas forcément voir des films de 2h50 ?
Non, je n’avais pas cette idée en tête. C’est simplement le résultat naturel de ce que j’étais à ce moment-là ; c’est le miroir de ce que j’ai voulu exprimer à un moment. Chacun d’entre nous avons différentes couches en nous qui prennent par moment le dessus. Parfois l’on peut être plus rebelle ou révolté, parfois moins, parfois on se montre plus agressif ou l’on est un peu plus rigolo, ou l’on peut aussi être davantage dans une volonté de réflexion. Cela peut être dépendant du sujet du film, et dépendre de notre propre vie, de l’état dans lequel on se trouve. Cela se retrouve dans le film, indépendamment de toute volonté.
Dans ce film, peut-être que je voulais parler d’une histoire plus psychologique et j’ai essayé de garder des limites. Par exemple, l’un de mes amis au Mexique, un philosophe, m’a reproché de ne pas avoir fait dans Nuestro Tiempo, contrairement à ce que j’ai pu faire dans tous mes autres films, une critique sociale, et notamment de la bourgeoisie mexicaine. Il pense qu’ici j’ai sauvé le propriétaire du ranch…

Tout à fait, il a raison…
Oui, il a raison, mais justement, j’y pensais en fait. Un moment donné, j’ai voulu faire quelque chose de plus agressif vis-à-vis de ce personnage et accentuer son décalage pour en faire une critique. Puis j’y ai renoncé car j’ai préféré développer la psychologie du personnage. Je ne veux pas répéter la critique sociale dans chacun de mes films et me restreindre à un dogmatisme marxiste. Bergman faisait des films sans cet aspect social… Parce qu’il était suédois ? Et moi, parce que je suis mexicain, je devrais alors toujours me livrer à cet exercice de critique sociale ?

On te dit souvent d’ailleurs que Nuestro Tiempo est ton film le plus bergmanien…
Oui, peut-être, je ne voulais pas à proprement parler faire un film bergmanien, mais au fur et à mesure, je me rendais compte qu’il y avait un peu de cela. C’est pour cela que j’amène Bergman à la conversation. Je voulais faire un film sur un problème psychologique au sein d’un couple qui ici se passe au Mexique, mais il aurait pu se passer en France, dans une autre classe sociale, comme la classe ouvrière.

Le film a effectivement un caractère universel dans son histoire d’amour, de jalousie… Ce qui est à la fois fascinant et déroutant, c’est que, dans ce drame, on ne voit pas la limite entre la fiction pure et ce qui pourrait, effectivement, tenir de l’autobiographie, puisque tu joues dans le film, une partie de ta famille figure au casting… Donc, est-ce que cette ambiguïté, c’est quelque chose que tu as cherché à cultiver ?
C’est de la fiction. Il faut prendre le film comme cela. Pour le personnage principal, j’avais, pendant deux semaines, dirigé un autre comédien, mais j’ai dû le virer.
Quelqu’un m’a dit, quand il n’y a pas d’acteur il y a un réalisateur, je pensais beaucoup à la comédie, à Jacques Tati, à Buster Keaton, à Chaplin, et je me suis rendu compte qu’il fallait le faire. Aussi parce que j’ai travaillé pendant trois ans avec ce que j’avais à portée de main, au niveau de la logistique travailler avec un autre acteur, des enfants qui ne sont pas les siens, cela serait très difficile. Et puis par rapport à ma femme, c’était pareil.
Le fait de jouer dans le film ne rend pas plus fort l’aspect personnel du film. Mon film le plus personnel reste Lumière silencieuse : c’est un film pourtant tourné dans une langue que je ne connais pas, une religion qui n’est pas la mienne, avec des gens qui habitent dans une campagne de l’agriculture que je ne connaissais pas, mais la campagne de Nuestro Tiempo, je la connais très bien. Tout ce que l’on fait dans le film autour du bétail, ce sont des trucs que je fais moi-même depuis que je suis enfant.
Mais pour détourner tout ce que je viens de dire, oui, il y a pas mal d’aspects autobiographiques dans le film, mais surtout au niveau de l’écriture. Le film aurait pu être interprété par quelqu’un d’autre, mais il serait resté aussi personnel qu’il l’est aujourd’hui grâce à mon écriture, mon travail de scénariste et de réalisateur. Donc oui, il y a beaucoup d’éléments autobiographiques, mais pas dans le choix d’avoir filmé ma famille.

Je vais quand même oser la question… Le film est une réflexion sur le couple, un couple a priori très ouvert, mais dont l’ouverture d’esprit va inséminer des sentiments tempétueux de jalousie qui, petit à petit, vont l’amener à sa propre destruction. Est-ce que tout cela a eu des conséquences sur ton propre couple, est-ce que cela a suscité des réflexions sur votre propre couple ou au contraire, en rentrant du boulot le soir, vous passiez à autre chose, à la vie familiale ?
Tout à fait. Le sujet du film n’a eu aucune répercussion sur notre propre couple. Avant même de rentrer à la maison, sur le lieu même du tournage, après une prise, on rigolait en pensant à une autre chose.

Mais certaines scènes sont pourtant très fortes, très dures, et doivent laisser une empreinte…
Oui, mais peut-être que je vais vous décevoir. Beaucoup pensent – et certains le font comme ça-, que pour faire du cinéma, il faut rentrer dans les personnages, vivre leurs problèmes et souffrir comme eux. Pour ma part, je travaille d’une façon plus bressonnienne, même si pas totalement. En fait, pour Bresson, il ne faut pas être le personnage, il faut que l’acteur se vide pour importer la force du personnage.
Le système que j’utilise, ce n’est pas bressonnien. C’est un système de la présence où les endroits, les objets, les paysages et les êtres humains ne sont pas là pour représenter un acteur, mais pour incarner un acteur mais avec leur propre personnalité, contrairement à Bresson qui voulait vider les comédiens de ce qu’ils avaient en eux. Moi je veux qu’ils apportent leur propre personnalité.
Revenons à Lumière silencieuse. Il y a cette femme qui meurt de chagrin, à côté d’un arbre, sous la pluie… Comme direction d’acteur, j’ai juste dit à l’actrice qui l’incarnait de penser à quelque chose de personnel qui l’attriste. Pour cette scène, elle a alors pensé à son père qui s’était suicidé – ça, c’est connu, je ne révèle aucun secret -, elle a pleuré à cause de cela et non à cause du départ de son mari, puis, à la fin, cette sensation de tristesse pure et réelle, une fois rattrapée par la caméra et le son, on obtient une vraie présence physique et moléculaire des sentiments et des émotions humaines, et non une représentation, – idée à laquelle je suis opposé en fait-, et tout cela, il faut le faire rentrer dans l’entonnoir. Cette fiction n’est pas vécue par le personnage, mais incarnée par le personnage, et cela crée une dimension différente à la fin.

Mais c’est assez cruel pour les spectateurs, parce que, par la durée du film, de par son rythme, le public, lui, entre dans la narration et développe une relation à vif avec les personnages, de par la proximité qui se crée.
Tout à fait. Je capture les choses comme je te l’ai dit, puis je crée une fiction avec cela, avec ce matériel pur qui entre dans cet entonnoir créatif. On construit à ce moment-là quelque chose de nouveau, où l’émotion doit exister ; une fois qu’on a cela, le film – qui a beaucoup à voir avec la photographie et la peinture, mais pas avec la littérature-, alors il existe dans le temps. Si tu me demandes quelle est la différence entre la peinture et le film, je te dirai alors le temps. Et comme le temps existe et se déroule de façon progressive, narrative, finalement il y a un espace émotionnel qui se crée. Et c’est là, tu as raison, que le public rentre. Et il faut le faire rentrer et le faire ressentir, avec tous les éléments que je viens de mentionner, ce qui permet de créer une nouvelle fiction.

Ce que tu dis par rapport à la littérature est intéressant, car ton cinéma est très pictural, dans son rapport à l’espace, à la lumière, ce qui donne à chacun de tes films une certaine dimension cosmique. C’est en particulier le cas dans Nuestro Tiempo, où tu filmes une région mexicaine aux étendues vastes, jusque dans la magistrale vue aérienne, quand l’avion descend sur la ville. Peux-tu nous parler de ton rapport à l’image, peut-il être vu comme ta première source de narration, avant même les dialogues ?
Je ne veux pas construire des images ; je veux les capturer. Les images existent déjà, il faut seulement les voir, les attraper, pas les construire ; c’est la raison pour laquelle il faut parler de la présence, plutôt que de la construction ou de la représentation. Ce que tu viens de décrire, il faut savoir que c’est là, apprendre à voir que tout est devant nous. Il faut seulement savoir s’arrêter et regarder.

Mais parfois tu recours à la construction dans tes films. Quand on pense au final, grandiose, de Japón, ce n’est pas juste capturé. Il s’agit bien de construction. C’est quelque chose d’assez unique, pour moi c’est une scène qui marque. En tant que cinéphile, je peux dire qu’il y a eu un avant et un après, la découverte de cette scène en plan-séquence. Après un tel tour de force, est-ce que tu cherches à reproduire ce type de fulgurance dans chacun de tes métrages ?
Tu parles du risque de se copier soi-même finalement.

… se surpasser ou proposer ce type d’exploit pictural comme une marque personnelle dans une œuvre. On retrouve ce type de fulgurances dans Bataille dans le ciel ou Post Tenebras Lux, avec une utilisation époustouflante de la caméra qui marque, qui imprègne, et qui ne quitte pas l’esprit…
Oui, mais maintenant, tu as vu comment j’ai évolué ; la caméra est plus tranquille, elle ne bouge pas autant.

Japón était effectivement un peu extrême dans son rapport à la caméra (rires)…
J’ai envie de reprendre la métaphore de l’entonnoir. Il faut déjà regarder pour capturer. Pour cette scène de Japón, je me souviens avoir observé longuement le paysage, la colline, les gens, le blé… Il fallait être là pour pouvoir sentir, observer, capturer.

Frédéric Mignard

Nuestro Tiempo, sortie nationale le 06 février 2019 (Les Films du Losange)
Entretien réalisé le 21 janvier 2019. Merci à Agnès Chabot, attachée de presse, Les Films du Losange. Et évidemment, à Carlos Reygadas.

Interview de Carlos Reygadas. Entretien par Frédéric Mignard
Interview Carlos Reygadas 2019 Crédit photo : Frédéric Mignard / affiche : © Design Sam Smith. The Match Factory, Snowglobe, Mer Film, Eficine, Foprocine, ZDF / Arte, Luxbox, Detalle Films, Film i Väst, Bord Cadre Films -Tous droits réservés.